Alice

par Robert Kaddouch, en collaboration avec Sé

1. Le récit des séances

La musique est avant tout à mes yeux un acte de communication. Le musicien transmet aux auditeurs des sentiments, des idées, des images, etc. C’est pourquoi un cours de musique consiste essentiellement, selon moi, à apprendre aux élèves à communiquer véritablement à l’aide de la musique.

Jusqu’à ce jour, je n’ai exposé que des situations dans lesquelles les élèves ont du mal à s’exprimer. Les deux études de cas présentées dans Des Mimes et des murs ne permettent pas de saisir de quelle manière un élève entre en contact avec les sentiments ou les idées d’un autre musicien : pour le dire brièvement, Pierre et Théodore ont des difficultés pour manifester sous une forme musicale leurs goûts profonds ; je les aide à y parvenir. Dans une telle perspective, je ne traite donc pas des difficultés que peuvent avoir des personnes pour comprendre les sentiments ou les idées exprimées musicalement par d’autres individus. En d’autres termes, je réduis la communication à un acte d’expression. Mais comme je l’annonce aussi dans Des Mimes et des murs, la communication ne se limite pas à un acte d’expression. C’est pourquoi il est temps pour moi de dévoiler l’autre dimension de cet acte authentique de communication que je nomme « conductibilité ».

Effectivement, l’expression de soi et la compréhension d’autrui constituent les deux aspects de toute forme de communication. Communiquer consiste tout autant à émettre qu’à recevoir. Dans une telle perspective, le cas d’Alice me paraît particulièrement intéressant. Il révèle à quel point des difficultés à s’exprimer peuvent empêcher de comprendre les sentiments ou les idées

d’autrui. Il montre pour quelle raison l’expression demeure toujours un préalable à toute activité authentique de compréhension. Nous devons commencer par nous exprimer pour parvenir à comprendre ce qu’une autre personne désire véritablement exprimer. C’est pourquoi l’exposé de ma pédagogie ne pouvait débuter que par un exposé des problèmes liés à l’expression. Des Mimes et des murs se cantonne pour cette raison à la dimension expressive de la conductibilité. Pour être complet, je dois maintenant soumettre au lecteur mes réflexions sur la délicate question de la compréhension. Cette nouvelle interrogation ne peut être selon moi détachée de celle de l’expression. Du moins, c’est ce que m’a enseigné le cas d’Alice de façon exemplaire.

a/ Une première séance difficile

Je garde un souvenir ému de ma première rencontre avec Alice. Cette jeune retraitée parisienne était à la recherche d’un professeur de musique. Elle n’avait plus d’obligations professionnelles. Sans doute était-elle à une étape de sa vie où elle pouvait enfin librement s’occuper d’elle. Cependant, elle ne cherchait nullement quelqu’un pour l’initier au piano. Formée dès sa plus tendre enfance, elle avait eu la chance d’apprendre le piano avec d’excellents professeurs.

Dès le début, Alice prend en main le déroulement du cours. Elle décide tout d’abord de me montrer ce qu’elle sait faire. Elle essaie de jouer un premier morceau, mais elle n’y parvient pas. Très vite, elle renonce et, d’un ton agacé, elle me déclare que mon piano sonne faux. Je lui réponds que celui-ci vient d’être accordé et que c’est sans doute pourquoi elle se sent déstabilisée. Cette remarque me permet à la fois de la rassurer et de conserver ma crédibilité : un professeur de musique ne pourrait proposer un instrument désaccordé. Plus ou moins satisfaite par mon explication, elle décide alors de m’exposer les exercices auxquels elle a l’habitude de recourir.

Très fière, elle me présente les exercices du grand pianiste Arturo Benedetti Michelangeli. Il faut savoir que de tels exercices sont particulièrement prisés dans les milieux académiques parisiens. Il est difficile de se les procurer. Seuls des professeurs de musique talentueux, qui ont eu la chance de collaborer avec

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d’éminents musiciens, peuvent les connaître et les enseigner. Alice cherche donc à me mettre à l’épreuve : mon enseignement sera-t-il au niveau de celui de Michelangeli ?

Elle m’explique l’un après l’autre chaque exercice. Son compte rendu ne dure que quelques minutes, mais il me semble interminable. Je n’ai de cesse de me demander ce que je vais bien pouvoir faire. Elle ne souhaite en définitive qu’un répétiteur, c’est- à-dire un professeur de musique capable de lui faire réaliser les exercices de Michelangeli. De plus, elle me paraît particulièrement déterminée, même si elle ne laisse pas transparaître le moindre enthousiasme. Son allure est aussi stricte que l’éducation musicale qu’elle a reçue. Elle pratique la musique avec la plus grande sévérité. De toute évidence, je ne corresponds pas à son attente. Il serait étonnant qu’elle continue à suivre mes cours.

« À quoi de tels exercices peuvent-ils servir ? », me questionne soudainement Alice, lorsqu’elle conclut sa présentation. Les positions de doigts recommandées par Michelangeli la gênent. Elle les juge inconfortables. Cependant, ce questionnement reste de courte durée. Je n’ai guère l’opportunité d’entamer une discussion sur la légitimité de ces exercices. Elle veut maintenant rejouer du piano et exécuter un prélude de Bach, puis une sonate de Diabelli.

Durant le prélude, je récapitule les éléments dont je dispose. Premièrement, les exercices techniques qu’elle reproduit inlassablement et mécaniquement n’expriment pas la moindre émotion. Son jeu est sans vie. Elle semble absente. Non seulement elle n’exprime aucun sentiment au moyen de la musique, mais ses doigts paraissent jouer tout seuls. Elle n’exprime rien, et ne donne même pas l’impression de vouloir exprimer quelque chose. Tout se passe comme si aucune intention n’animait ses mains. Tout se passe comme si ses mains étaient celles d’un automate. C’est pourquoi elle donne l’impression de ne pas être présente. Il est vrai que sa manière de jouer pourrait convenir à certaines compositions. Parfois, l’interprète doit exprimer l’absence même d’expression. Toute interprétation est une adaptation au propos d’un morceau. Il ne faudrait surtout pas croire que nous devons rendre toute musique expressive. Cependant, cela ne peut fonctionner avec ce morceau de Bach. Et surtout, je n’ai pas le sentiment qu’Alice ait choisi en toute conscience d’interpréter cette partition de cette façon. Cela ressemble plutôt chez elle à

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une habitude solidement ancrée : elle doit sans doute tout exécuter de cette manière.

Deuxièmement, avant d’entamer le prélude, elle m’a confié qu’elle ne désire jouer que du Bach. Pourquoi se focaliser sur un seul auteur et sur celui-ci en particulier ? Troisièmement, elle m’assomme d’informations depuis le début du cours. Pourtant, elle ne me paraît pas d’un tempérament très loquace. Sur ce point, elle est loin de ressembler à Théodore. Dès lors, pourquoi agit-elle ainsi ? De fait, elle monopolise la parole. De cette manière, elle dévoile une profonde envie de s’exprimer. Néanmoins, c’est une manière aussi pour elle de rejeter l’aide éventuelle que je pourrais lui apporter. Elle semble vouloir s’exprimer, mais redoute manifestement de le faire.

Ces éléments convergent vers une même hypothèse de travail : je dois conduire Alice à percevoir la dimension expressive de la musique. C’est pourquoi je relève une particularité harmonique du prélude. Celui-ci contient des accords diminués. Je lui explique que dans de tels accords, les intervalles entre les notes sont tous égaux. En d’autres termes, aucune note ne domine les autres. L’accord diminué peut ainsi être suivi de huit tonalités possibles et non simplement de deux, comme c’est le cas dans la plupart des autres accords. A titre d’exemple, Beethoven s’en sert pour exprimer l’incertitude (que va-t-on décider ?), le doute (vais-je prendre la bonne décision ?), la surprise (je ne l’avais pas prévu !), la tension (est-ce que je veux vraiment aller dans cette direction ?) et le pathétique (je souffre d’avoir à choisir !). La présence d’un accord diminué est donc une indication précieuse pour l’interprète. A ce moment du morceau, Bach désire sans doute exprimer une émotion liée au problème du « choix ».

Cette courte analyse laisse Alice songeuse et sans voix. Elle semble convaincue et particulièrement bouleversée par ce qu’elle vient de découvrir. Je note surtout qu’elle est sensible à une explication technique et objective (écart entre les notes, etc.). Je profite de ce penchant visible pour les explications rationnelles, et de cette confiance qu’elle m’accorde à présent, pour lui dévoiler la raison pour laquelle les positions de doigts recommandées par Michelangeli la perturbent. Ces positions ne respectent pas en vérité la physiologie de la main. Je recours à toute une description anatomique et fonctionnelle pour le lui démontrer. Je passe ainsi de la mécanique harmonique à la mécanique organique.

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Visiblement moins étonnée, elle qualifie cette seconde description de « satisfaisante ». Alice doit certainement être médecin ou avoir tout au moins de solides connaissances en physiologie. Je viens en effet de lui résumer les propos d’un de mes élèves qui est chirurgien, et elle ne pourrait évaluer une explication aussi minutieuse sans être elle-même une experte de ce domaine.

L’échange se prolonge un peu et elle finit par admettre que la méthode de Michelangeli est inconciliable avec sa manière de jouer. Elle n’en conclut pas pour autant qu’elle doit renoncer à cette méthode. Elle me dit simplement qu’il faut qu’elle y réfléchisse. Puis, elle se plaint à nouveau de la fausseté de mon piano, m’apprend qu’elle est chercheuse en physiologie et m’invite à préciser ma description du mécanisme de la main. Heureux de rencontrer une telle spécialiste, je ne prête pas d’attention particulière à ces dernières remarques un peu froides et je lui propose de devenir mon professeur de physiologie. Cependant, elle reste préoccupée par tout à fait autre chose et évite de me répondre. Le cours d’Alice s’achève ainsi, dans une ambiance aussi polie qu’électrique. Plus tard dans la soirée, je dis à Line, ma femme, qu’Alice ne risque pas de revenir. Elle semble convaincue depuis toujours de la nécessité de dissimuler ses propres émotions, et elle a sans aucun doute perçu que mon enseignement était incompatible avec une telle conviction.

b/ La seconde séance : le réveil d’Alice

À mon grand étonnement, Alice n’annule pas le cours suivant. Elle a même préparé la valse en là mineur de Chopin que je lui avais indiquée. Comme je l’avais prévu, elle ne commet aucune erreur de déchiffrage. Le morceau est en place. J’avoue que je lui ai demandé de le préparer parce que je savais qu’il ne lui présenterait aucune difficulté technique. En revanche, comme je m’en doutais, aucun travail sur le son et la dynamique n’a été effectué. Elle joue sans la moindre souplesse cette valse légère et chantante.

J’ai alors l’idée de lui proposer de se produire devant d’autres adultes. Pour la sécuriser, j’ajoute immédiatement que cette audition ne se fera qu’avec trois ou quatre élèves, qu’eux aussi se

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produiront devant elle et que cette séance conviviale favorisera les échanges entre tous les participants.

À la suite de cette proposition, j’observe un changement important dans son attitude. Elle perd son air sévère pour adopter celui d’une petite fille trépignant d’impatience. Ses yeux s’illuminent enfin. Ses expressions deviennent quasi enfantines. Elle commence à me décrire très naïvement de quelle manière elle compte s’organiser. Je viens de raviver en elle le désir de s’exprimer.

Je reprends ensuite la partition de Chopin. Je mets en relief, en particulier, les mouvements destinés à la main droite. Ce sont essentiellement des suites de trois notes. Elles constituent moins les notes d’une mélodie qu’un déplacement rapide et régulier dans l’espace, précédé d’une légère impulsion. C’est ce geste qu’Alice doit retrouver et communiquer en jouant.

Mais Alice n’est pas très souple : elle a tendance à décomposer le geste. Les trois notes ne donnent pas l’impression d’appartenir à un même mouvement, à une même impulsion. Elles sont coordonnées entre elles comme trois entités distinctes, alors qu’elles ne sont que les trois moments successifs d’un même mouvement. Je pourrais lui montrer ce mouvement au piano, lui montrer de quelle manière réaliser ces tricordes. Cependant, cela reviendrait à lui proposer de m’imiter. Aussi, je cherche une situation que je pourrais décrire «scientifiquement» et dans laquelle Alice a déjà produit ou peut facilement simuler ces gestes. Je m’imagine l’endroit dans lequel elle vit : beaucoup de gens de son âge habitent des appartements de plain-pied. Dans de tels endroits, les déplacements sont facilités. Le rythme des mouvements est plus régulier. Ils ne sont pas entrecoupés de passages entre les étages. Ce style de mobilité correspond davantage à son tempérament réfléchi. Cela me rappelle soudainement le récit d’un architecte.

Je lui raconte ainsi à mon tour que pour briser la monotonie des maisons ou appartements de plain-pied, les architectes remontent ou abaissent un peu telle ou telle pièce. Elles sont alors séparées par de petits escaliers de quelques marches. Cependant, les architectes veillent à ce que ces escaliers comportent trois marches. En effet, le mouvement naturel de la marche à pied se décompose lui aussi en trois temps. Installer des escaliers de deux marches rompt l’équilibre naturel de la marche à pied et risque de

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produire des accidents. Mais surtout, il rompt l’unité de la marche à pied. Celle-ci ne se réduit pas, en effet, à l’articulation de trois petits pas, de trois petits élans. Le mouvement ne consiste pas à coordonner trois gestes moteurs, mais il est un mouvement unique. Chaque pas n’est qu’une étape de son déploiement. Au même titre que les tricordes de Chopin, la descente des trois marches ne forme qu’une unique trajectoire. C’est l’effectuation de cette dernière que rendrait impossible la réduction à deux marches.

Cette explication mécanique convient tout à fait à la physiologiste. Toutefois, je ne m’attendais pas à ce qu’elle s’exclame sur ce ton enjoué qui ne lui ressemble pas : « voilà pourquoi je manque tous les jours de me casser la figure ! ». Elle se remet alors au piano et parvient enfin à interpréter la partition. J’arrête le cours pour la laisser sur cette réussite. Voilà une séance toute à fait représentative de ma méthode d’apprentissage : ni détachée de l’élève, ni détachée de l’œuvre.

c/ Troisième séance : Alice se cherche

J’ai été frappé, par la suite, par l’investissement d’Alice. Elle a demandé à doubler le volume horaire de la séance – d’une demi- heure à une heure. Nous passons plus de cinquante minutes à discuter de l’interprétation de chaque morceau. Durant ce moment, je continue, pour l’aiguiller, de lui fournir de multiples images, semblables à celle des marches d’escalier. Elle note tout et, lorsqu’elle rentre chez elle, elle met ses notes au propre. Il semble y avoir là pour elle un enjeu colossal. De toute évidence, elle ne se contente pas de jouer des morceaux de musique.

Au regard d’une telle démarche, je décide de l’aider à prendre conscience des obstacles «personnels» qui l’empêchent d’interpréter des morceaux de musique. Je n’ai pas pour habitude de procéder de cette manière. Je préfère ne pas aborder, même indirectement, la vie personnelle des gens. Je ne suis pas psychologue. Il est extrêmement risqué de fouiller dans le passé des individus. Nous risquons fortement d’humilier l’élève. Mais la situation paraît s’y prêter. J’ai la conviction profonde que je peux esquisser quelques pas mesurés dans cette direction.

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Lors d’un cours sur la première sonate de Beethoven en fa mineur dédiée à Haydn, Alice tente désespérément de jouer plus fort, de mobiliser plus d’énergie. Effectivement, l’interprétation de ce morceau le requiert. Les œuvres de Bach peuvent être exécutées avec une certaine réserve. La valse de Chopin demeure une œuvre légère et fluide. Mais ces approches ne conviennent guère à cette œuvre de Beethoven.

Je me remémore alors les propos d’un de mes élèves Suisse : « tu nous proposes une expression absolue, c’est pour nous le rêve de voler, mais notre éducation calviniste nous a appris à retenir nos émotions, à ne rien montrer ». Je raconte cette histoire à Alice. Durant mon récit, elle me demande si je suis en train de parler d’elle ou de ce professeur. Il n’en demeure pas moins que dans les semaines qui suivirent, elle est parvenue à jouer ce morceau. Elle m’a même confié qu’elle aurait dû être concertiste plutôt que scientifique. Elle a en effet été marquée par sa capacité à exécuter ce morceau de Beethoven : elle s’est rendu compte qu’elle savait voler.

d/ Quatrième séance : Alice se trouve

Alice vient de découvrir ses potentialités. Elle me rappelle le cas de Théodore. Comme lui, elle paraît posséder des ressources inépuisables. Cependant, elle n’a pas encore pris complètement conscience de ses résistances intérieures.

Pour accompagner Alice, je recours en règle générale à des images de nature technique ou scientifique : les marches d’escalier pour jouer la valse de Chopin, etc. Toutefois, un morceau de Scott Joplin ne se prête guère à ce type d’images. Il est vrai que la main gauche est plutôt régulière. Elle se prête à un jeu mécanique. Mais c’est la main droite qu’Alice ne parvient pas à interpréter. Cette main doit réaliser une sorte de déhanchement. Il faut se souvenir que Scott Joplin est un noir américain né en 1868. Issu d’une famille d’esclaves, il cherche à s’émanciper. Apprendre le savoir technique et rationnel lui parait très important. La main gauche illustre l’acquisition de cette connaissance rationnelle : elle est à l’image de ces puissantes machines à vapeur inventées par les esprits scientifiques les plus brillants. Elle semble aussi régulière et endurante qu’un train à vapeur.

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Cependant, la main droite signifie tout à fait autre chose : elle s’apparente au mouvement caractéristique d’une danse africaine. Ce déhanchement est typiquement africain. La main gauche, c’est l’Europe, la main droite, c’est l’Afrique. Ce déhanchement n’existe pas dans la danse académique occidentale. Il n’est pas aisé de le reproduire lorsque nous ne sommes pas de culture africaine. Dans ce morceau, la main droite doit entrer dans les touches noires et en sortir constamment, comme si elle ouvrait et refermait sans cesse des tiroirs. Mais ces allers-retours constants et mécaniques doivent en même temps produire une sorte de progression. Le ragtime est un mouvement mécanique qui engendre paradoxalement une force vitale. Il s’inspire des premiers trains à vapeur dont la mécanique permettait de libérer une force constante.

Pour convaincre les gens de la supériorité du train sur le cheval, on organisa en Angleterre une course. A cette époque, le train était déjà plus rapide que les chevaux. Cependant, on le croyait moins fiable. Les chevaux se fatiguèrent évidemment plus vite que le train. Mais ce fut une véritable révélation. Le train donna alors l’impression d’être une machine libérant une énergie infinie, inépuisable. Cette œuvre humaine affranchissait l’homme de certaines contraintes naturelles. Ce fut un véritable choc pour cette génération. C’est cette mécanique productrice d’une puissance émancipatrice qu’exprime pour une toute autre raison le ragtime.

Pour aider Alice à accomplir un tel mouvement, je lui explique que sa main droite doit devenir une sorte de méduse. Cet animal avance par une suite de contractions et de détentes. Alice comprend tout à fait l’image et quasi-instantanément, elle parvient à interpréter le morceau de Scott Joplin. Elle est manifestement de plus en plus sensible aux exemples que je lui soumets. Il faut dire qu’Alice est fascinée par l’existence même d’un tel geste.

Rappelons-nous qu’Alice se contente le plus souvent d’analyser, de décortiquer. Elle perd de cette façon les impressions d’ensemble au seul profit des éléments qui composent ces impressions. Or, l’énergie, le mouvement, le sentiment, sont des impressions d’ensemble. Il importe par conséquent pour elle de ne plus réduire une mécanique aux différentes relations de consécutions qu’entretiennent les éléments. Il faut aussi qu’elle parvienne à percevoir la puissance globale, le mouvement global,

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la direction, qu’engendrent ces éléments par leur fine coordination.

Alice possède manifestement de hautes potentialités en matière d’analyse. Mais elle les bride. Elle les soumet à des activités fastidieuses – examiner un par un les éléments d’un ensemble. Elle ne s’en sert pas pour s’exprimer, pour assurer la réalisation de mouvements globaux, mais pour réaliser à la perfection des tâches « scolaires ». De telles facultés lui confèrent la possibilité de faire parfaitement ce qu’on attend d’elle : elle met les éléments en relation ; elle les ajuste les uns aux autres sans se soucier de leur donner vie.

Elle sait par exemple que les exercices de Michelangeli sont inadaptés. Elle a toutes les ressources en elle pour le percevoir. Elle pourrait faire comme ce chirurgien que j’ai eu en cours. Pour lui transmettre la technique pianistique, j’ai simplement demandé à cet aimable médecin de m’enseigner la physiologie de la main. Il s’est alors servi de ses connaissances pour comprendre de quelle façon il devait jouer. Je lui ai uniquement donné l’occasion de relier ses connaissances à son savoir-faire pianistique. Alice devrait être dans le même cas. Elle devrait être capable de s’enseigner au moins la meilleure façon de positionner ses mains, ses doigts, etc., en fonction du son qu’elle souhaite obtenir. Les meilleures positions sont, en effet, celles qui respectent la physiologie de la main. Elle maîtrise parfaitement ce domaine. Elle connait mieux que Michelangeli ou que moi-même la manière dont les doigts s’articulent. Un professeur de musique ne devrait pas à avoir à enseigner les positions de la main ou du corps à une telle experte. Pourtant, elle fait davantage confiance à Michelangeli qu’à elle- même. Elle n’utilise jamais ses hautes potentialités pour remettre en question ce qu’une « autorité » lui demande de faire, même si ce qu’elle lui demande est manifestement absurde. Elle se fait l’instrument de quelque chose d’extérieur à elle. C’est de cette façon qu’elle bride ses hautes potentialités. C’est pourquoi elle joue mécaniquement. Je crois qu’il est temps pour elle d’en prendre conscience. Elle vient de réussir à jouer le ragtime. Je dois profiter de ce moment de grâce.

Connaissez-vous Vincent, lui dis-je ? Cet homme a commencé le piano à l’âge de 75 ans. Alors qu’il jouait un petit blues très bien écrit, nous en vînmes à parler du son qu’il essayait de restituer. Il tentait de réaliser un « son joli à la Chopin ». Je lui expliquai alors

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que le son blues était plus brut, plus rocailleux. Ce n’est pas un chevreuil au grand Veneur, lui dis-je, c’est un steack tartare. A la suite de cette analogie, Vincent trouva immédiatement le son adéquat. Mais le plus étonnant fut ce qu’il m’avoua ensuite. « Comment saviez-vous que j’étais cuisinier ? », me demanda-t-il. Je lui répondis que je l’ignorais, mais que je l’avais sans doute inconsciemment ressenti. A force de lire les gestes de mes élèves, de deviner les intentions que ces gestes même expriment, j’ai développé au fur et à mesure des années une véritable habilité professionnelle. Celle-ci me permet de proposer, à chacun de mes élèves, des images qui leur conviennent. Elle est devenue à ce point habituelle, que je ne me rends même plus compte de son fonctionnement. Elle produit spontanément des images, ce qui me permet d’être particulièrement réactif. J’ai compris récemment qu’elle consiste à détecter les mouvements pré-moteurs, c’est-à- dire ces mouvements que nous voulons faire, mais que nous ne faisons pas. A mes yeux, ces mouvements esquissés sont authentiques. Ce sont ces mouvements qui expriment les goûts profonds de l’individu et que ce dernier tente de faire sans y parvenir, pour différentes raisons.

Mais Vincent ne se souhaitait pas véritablement m’interroger sur mes capacités d’analyse – qui n’ont d’ailleurs rien d’exceptionnel, puisqu’elles viennent tout simplement avec le temps. Il profita de cette occasion pour m’avouer qu’il avait toujours eu envie d’être musicien. Mais sa famille ou ses professeurs, sans doute, l’en avaient empêché. « Je me suis saboté, je voulais être musicien, et personne ne l’a compris. Alors j’ai mal travaillé, j’ai fait en sorte que rien ne marche, j’ai fait cuisinier par défaut ». Ce processus d’auto-destruction, de sabotage, confiai-je à Alice, est caractéristique des personnes à haut potentiel. J’ai toujours été frappé par la capacité de Vincent à intégrer rapidement les informations au regard de son âge et de ses origines professionnelles : il digère sans difficulté mes cours très mathématiques sur les tétracordes, etc. Mais je n’avais pas encore relié ces aptitudes étonnantes avec la haute potentialité. Son récit m’a permis de le comprendre. Malheureusement pour Vincent, les hauts potentiels n’étaient pas reconnus il y a soixante ans. Il a été victime de cette ignorance.

En vérité, il n’a pas saboté sa carrière de musicien. Il n’a pas fait musicien mais cuisinier pour saboter ses hautes potentialités.

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Les hauts potentiels sont très intelligents. Aussi, nous en déduisons que tous leurs comportements sont des actes réfléchis. Mais les hauts potentiels, au même titre que les déficients mentaux, sont pour la plupart incapables de gérer leur comportement. Si un avion ne va pas assez vite, il décroche. Il chute. Cependant, s’il avance trop vite, il décroche tout autant.

Au même titre qu’un avion, l’intelligence humaine possède une « fenêtre de sustentation ». Elle doit demeurer entre les extrémités d’un intervalle. Elle ne doit pas dépasser une certaine limite inférieure ou supérieure. Il est vrai qu’elle a du mal à fonctionner en dessous d’un certain régime. Mais c’est aussi le cas si elle adopte un régime trop important. Beaucoup de personnes pensent que posséder une intelligence très active est un avantage. Malheureusement, une intelligence mal contrôlée est la source de multiples échecs. Aussi, pour conserver le contrôle, de nombreux hauts potentiels choisissent de « saboter » leurs potentialités.

Alice se reconnut dans la description que je venais de lui proposer de la haute potentialité, et surtout dans ce processus d’auto-destruction. Quelque chose lui impose depuis toujours de briller et de se taire, de réussir (de créer) et de s’empêcher de réussir (de s’exprimer). La pratique des sciences puis de la médecine (elle est devenue médecin après avoir été physiologiste) a été pour elle une occasion de s’exprimer, mais sans avoir précisément à le faire. Elle a créé (ce qui est une des premières étapes de l’expression), mais elle n’a jamais mis cette créativité au service de sa propre expression. Elle en est restée à une créativité impersonnelle ou quasi-impersonnelle. Elle ne pouvait mettre ses potentialités au service d’elle-même.

A partir de ce cours, Alice a déployé ses diverses potentialités : intellectuelles, créatives, sensibles, communicatives, etc. Les progrès furent fulgurants. Plus tard, elle remarqua que chaque œuvre travaillée avait résolu un problème spécifique de sa vie. Elle était enfin « elle-même avec les autres », comme elle me l’avait déjà expliqué en ces termes, lors de sa rencontre avec les autres élèves : «j’ai joué du piano sans jamais l’avoir écouté, je l’entends maintenant». Un jour, elle finira même par me confier : « comment ai-je pu faire de la musique comme ça ? ».

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2. Analyse des séances

Comme je l’ai déjà annoncé, l’objectif de cette analyse est de présenter ma conception de la compréhension. Des mimes et des murs s’attarde sur la dimension expressive de la communication. Mais de toute évidence, communiquer ne consiste pas uniquement à exprimer ses idées et ses sentiments, mais à comprendre les idées et les sentiments des autres. Alice est un cas particulièrement intéressant pour moi, parce qu’il demeure particulièrement éclairant sur cet aspect de la communication. Alice nous montre que s’exprimer et comprendre sont deux facultés étroitement liées.

a/ Mime et idée

Durant ces séances avec Alice, j’ai employé de multiples images (les marches d’escalier) ou récits (l’élève suisse, Vincent). Ceux-ci m’ont permis d’indiquer à Alice une solution à chacun des problèmes qu’elle rencontre au fur et à mesure. Quel est l’avantage de ces différents « mimes » ? Les lecteurs familiers de Des mimes et des murs connaissent ma façon de travailler. Je recours à des mimes pour désigner une solution. Cette méthode me permet de proposer à l’élève de faux modèles. Un vrai modèle peut être reproduit à l’identique. L’élève n’a plus qu’à le recopier. Un vrai modèle empêche donc un élève de créer. Comme tout acte authentique d’expression est à mes yeux un acte de création, il va de soi que je ne peux recourir à de vrais modèles. Aussi, j’utilise des mimes, autrement dit de faux modèles. Ces derniers présentent trois avantages non négligeables.

Premièrement, un faux modèle offre la possibilité de parler indirectement de quelque chose. Alice est libre de créer ou non le lien entre l’élève suisse et elle, entre Vincent et elle. Elle peut toujours faire comme si elle n’avait pas compris. Je ne la contrains pas à rattacher à la situation d’interprétation du morceau tel ou tel élément de son passé. Je ne l’oblige jamais à faire face à ses difficultés. C’est pourquoi je parle de mon étudiante suisse ou de Vincent, ne questionnant en aucun cas Alice sur sa vie. Il est très clair que lorsqu’Alice me demande si je suis en train de parler d’elle ou de l’élève suisse, je suis allé un peu trop loin. Par chance,

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cela n’a pas porté à préjudice. Mais cela aurait pu. Je tiens par conséquent à insister sur ce point : un enseignant n’a pas à interroger un élève sur sa vie privée. C’est à l’élève et non à l’enseignant que revient le privilège de tisser des relations entre les différentes situations de son existence. L’enseignant adopte une approche que je qualifie d’« oblique » : il s’adresse indirectement à son élève. L’élève peut alors réaliser ce que je nomme une « délocalisation constructive » : il accède à une situation étrangère à la sienne, à partir de laquelle il peut librement tisser ou non un lien avec sa propre situation. C’est la rencontre entre sa situation et une situation extérieure à celle-ci qui lui permet de résoudre le problème posé par sa situation.

Un faux modèle présente un second avantage : il reste éloigné de la situation dans laquelle se trouve l’élève, et favorise pour cette raison une délocalisation « constructive » au sens de « créatrice ». Il ne s’agit plus simplement de volonté, de tisser librement ou non un lien avec une autre situation. Il s’agit à présent de relier pour créer. Descendre les marches d’un escalier et réaliser un geste au piano sont évidemment deux actions fort différentes. Il est vrai que l’une et l’autre consistent à articuler un même mouvement corporel. Transférer la descente des marches d’escalier dans le domaine pianistique doit permettre à Alice de comprendre ce qu’il faut faire. Mais un tel transfert exige un effort de création. L’on ne peut reproduire le geste à l’identique. L’on ne peut en effet se mettre à marcher sur le piano ! Il faut donc traduire le geste de descente, en un geste pianistique. Nous reproduisons quelque chose du faux modèle. Toutefois, cette reproduction ne peut plus être une simple copie. Elle nécessite une importante adaptation à la situation, c’est-à-dire une création. C’est parce que nous adaptons une chose à une situation différente que quelque chose d’identique peut se reproduire tout en créant quelque chose de nouveau.

Quel est le troisième avantage du faux-modèle ? Nous venons de voir que cette reproduction ne consiste pas à nous rapprocher d’un modèle idéal, mais à refaire un mouvement dans un contexte différent. En ce sens, le mouvement refait semble pouvoir se réaliser de différentes façons, dans de multiples situations. Il n’est donc plus attaché à telle ou telle situation. Cette thèse peut paraître secondaire au premier abord. Elle est pourtant fondamentale dans ma pédagogie. Je ne considère nullement, en

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effet, qu’il existe un vrai mouvement appartenant à la situation de descente des escaliers d’une part et, d’autre part, une imitation plus ou moins fidèle de celui-ci dans la situation pianistique. Pour moi, aucune de ces situations ne contient le vrai mouvement.

Dans un vrai modèle, le geste à reproduire demeure inévitablement attaché à la situation dans laquelle il a été montré. J’essaie alors de reproduire le geste et sa situation. Cette situation contient donc le vrai mouvement, et tous les autres ne sont forcément que des imperfections au regard de l’original. En effet, un geste réalisé dans une autre situation n’amène pas avec lui tous les éléments de la situation de départ. Aussi, nous avons l’impression d’avoir perdu des éléments en passant de la situation de référence à une autre. Il s’avère donc important de saisir que cette perte d’éléments n’est pas un dommage subi, mais un avantage. Nous laissons de côté les éléments qui nous assujettissent. Nous ne perdons pas la moindre richesse. Au contraire, nous nous allégeons.

Dans un faux modèle, dans un mime, nous relions des situations entre elles, au lieu de les soumettre à une situation de référence. Nous montrons ce qu’elles ont en commun et non ce qu’elles ont de déficient par rapport à un modèle idéal. Nous élevons ainsi l’élève à l’idée. Nous lui permettons de comprendre l’idée qui anime le geste, parce que nous séparons l’idée et sa situation. Tant que l’idée et la situation se confondent, l’idée demeure invisible, insensible. Le mime la dévoile en la rendant à nouveau opérante dans un nouveau contexte.

Les vrais modèles ne présentent pas pour cette raison la moindre idée. C’est pourquoi ils ne peuvent pas dévoiler la dimension langagière de la musique. L’idée d’un petit élan entraînant trois mouvements rapides, fluides et réguliers, n’anime pas seulement la valse de Chopin. Il faut conduire l’élève à ressentir qu’elle se manifeste dans d’autres domaines : la danse et même la simple descente d’un escalier. C’est en apparaissant dans différentes situations d’expression qu’une idée devient accessible et surtout réutilisable. Nous devons enseigner aux élèves à utiliser des idées dans leurs processus de création pour qu’ils puissent comprendre que des idées étaient à l’œuvre dans d’autres processus de création. Alice ne pouvait pas saisir que l’accord diminué dans l’œuvre de Bach exprimait l’indécision, parce qu’elle avait oublié qu’interpréter une partition consistait à exprimer des

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idées. Elle croyait qu’une partition indiquait simplement les notes et les moments durant lesquels il fallait les jouer plus ou moins intensément, comme si une partition n’était pour elle qu’une sorte de rouleau de papier perforé pour piano mécanique.

Il m’arrive très souvent de conseiller à des élèves d’interpréter leur morceau devant des personnes très différentes : leur voisine, leurs amis, etc. Nous jouons alors plus dynamiquement pour les personnes qui risquent de s’ennuyer, plus doucement pour les personnes qui apprécient le calme, et ainsi de suite. Toute la question est de savoir jusqu’où nous pouvons adapter un morceau sans en altérer l’idée. C’est ce problème que le grand interprète Vladimir Horowitz se soumet continûment. Au lieu de reproduire inlassablement la même interprétation, Horowitz se met à chaque fois en difficulté. Il tente de s’adapter à tel public, à telle salle. Il redonne vie à chaque fois au morceau, à son idée. Il laisse entendre non seulement l’idée du compositeur mais son adaptation. Nous entendons ainsi non seulement Mozart, mais Horowitz et en quelque sorte aussi le public ou l’endroit où il se trouve (la personnalité d’une pièce, c’est-à-dire son acoustique, etc.). Nous ne percevons la simple subjectivité d’un interprète ou d’une composition, mais tout cela en même temps. Il faut même ajouter à cet ensemble la subjectivité du lieu. Nous captons ainsi un dialogue intense, créatif, entre trois protagonistes (le compositeur, l’interprète, le public ou le lieu) autour d’une même idée. En montrant à Alice que Bach cherchait à exprimer une idée, je lui ai en même temps mimé ce qu’était la musique : un « flux dialogique» autour d’une idée, le passage d’une idée d’une structure à une autre, la création continue par une idée de nouvelles structures perceptives et motrices.

Des Mimes et des murs contient des exemples plus détaillés de mimes. En ce sens, j’ai déjà illustré par l’étude de Pierre et de Théodore que les mimes sécurisent et favorisent la créativité. Les mimes effectués avec Alice présentent en vérité un tout autre intérêt. Ils nous enseignent que la musique exprime des idées. Ils montrent à quel point l’interprétation d’un morceau consiste à entrer en contact avec son auteur, à comprendre les idées qu’il a voulu exprimer et dont il ne reste plus que la trace.

J’apprends régulièrement à mes élèves à émettre des hypothèses à partir de traces laissées par certains animaux. S’agit-il du pas lourd d’un éléphant ou du pas léger d’un oiseau ? Pourquoi

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ces pas sont-ils alignés ? L’animal n’a-t-il qu’une jambe ou est-ce la marche du renard affamé qui économise ses pas ? A partir d’indices visuels, nous retrouvons les intentions à l’origine de ces traces. Nous pouvons alors tenter de produire de nouvelles traces (sonores cette fois) à l’aide de ces intentions (je leur joue ou ils improvisent). Ces dernières deviennent ainsi des idées : l’idée de lourdeur, de légèreté, etc. Un mouvement musical ne se réduit effectivement pas à une suite de sons plus ou moins agréables. Il exprime une direction, un sens, une intention, autrement dit, une idée. Interpréter un morceau revient pour cette raison à partager avec son auteur une même idée – et j’en dirais tout autant de l’improvisation à partir d’un standard de jazz ou d’une partition quelconque. L’idée est ainsi activée et jouée par le corps. Le corps joue intelligemment : il réalise une idée. Toutes les fonctions organiques, sensorielles, réflexives et motrices, fonctionnent alors à l’unisson. Elles participent à un même effort, à un même mouvement. L’idée les coordonne, les unifie. Elle les « vitalise » aussi, dans le sens où elles deviennent momentanément les éléments d’une structure qui s’engendre elle-même. L’idée n’est rien d’autre que l’activité corporelle qui consiste à unifier et à créer de façon autonome, en relation avec les informations que nous procure notre environnement. Je nomme cela le «Mouvement Vital Instrumental ».

Tout morceau dispose d’une « signature physiologique » : il est un ensemble de mouvements moteurs exprimant une idée. J’ai développé depuis quelques années un système de notation (la notation K.1). Celui-ci, à la différence des systèmes de notation conventionnels, symbolise la façon dont les éléments d’un morceau sont organisés les uns par rapports aux autres. Il dévoile les mouvements de suspension, de convergence, etc. Il laisse de côté les notes pour donner à voir les relations entre les notes. Il réduit un morceau à son harmonie. Cette apparente simplification offre la possibilité de saisir immédiatement la manière dont les notes sont agencées les unes relativement aux autres. De cette manière, il présente une organisation et non un ensemble d’éléments disjoints – sur une partition ordinaire, les relations harmoniques

1 Kaddouch, R., La notation Kaddouch, des formes pour entendre, Paris, Kaddouch & Music, 2014.

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n’apparaissent pas. Mais l’objectif n’est pas seulement d’exposer une organisation. Ce système de notation dévoile aussi les relations entre les différents mouvements du morceau. Il permet de saisir la direction globale de celui-ci. Il favorise la captation de l’idée.

En résumé, qu’est-ce qu’une idée ? Une idée est d’abord une ressemblance entre deux situations. Plus précisément, elle est la ressemblance entre des éléments saillants de deux situations. Toute situation comporte des éléments saillants, c’est-à-dire des éléments qui nous manifestent plus que les autres l’idée directrice de la situation. Dans un téléviseur, le tube cathodique projette des électrons sur un écran. Tout élément d’un téléviseur tend à produire ce mouvement de projection. Mais le tube et l’écran demeurent sans aucun doute les éléments les plus saillants du téléviseur : ils résument à eux seuls la finalité même du mécanisme. Pour moi, un esprit intelligent ne commence pas par décortiquer un ensemble. Il ne commence pas par démonter intégralement le téléviseur pour en comprendre le fonctionnement ou pour le réparer. Il cherche à repérer un élément saillant, un élément pertinent, qui lui fournit l’idée à l’origine du mécanisme ou de la panne. A partir de celle-ci, il peut alors comprendre le rôle et la place de chaque élément d’un mécanisme ou la raison pour laquelle le mécanisme est altéré.

J’ajoute que les éléments saillants d’une situation ne se dévoilent jamais tout seuls. Une situation isolée des autres situations est incapable de présenter ses éléments saillants. Ces derniers se révèlent uniquement au contact d’autres éléments saillants. Pour être visibles, les éléments saillants d’une situation doivent ressembler aux éléments saillants d’une autre situation. Sinon, ils restent mêlés aux autres éléments. Ils demeurent dans l’anonymat. Telle est la fonction du mime.

Cependant, un mime ne se réduit pas à comparer deux situations. Lorsqu’un enseignant soumet à un élève un modèle de référence (un geste ou un son à reproduire à l’identique), il lui propose lui aussi une autre situation. Le modèle de référence est cette seconde situation. Le professeur demande de plus à l’élève de comparer ce modèle avec ce qu’il est en train de faire. L’objectif est de diminuer progressivement la différence entre le modèle de référence et le jeu de l’élève. Remarquons que deux situations ne sont jamais parfaitement identiques. La subjectivité de

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l’enseignant, par exemple, n’est pas celle de l’élève. Pour que l’élève parvienne à imiter le son ou le geste de l’enseignant, il doit donc mettre entre parenthèses sa propre subjectivité.

Plus profondément, il doit s’en tenir au son qu’il entend ou au geste qu’il voit. Autrement dit, il n’essaie pas de reproduire une intention, mais uniquement le résultat de cette intention. Je peux avoir l’intention d’exprimer l’hésitation, le doute, etc. De toute évidence, il existe mille manières d’exprimer ce genre de sentiments. En outre, les personnes n’expriment jamais ces sentiments exactement de la même façon. Elles n’ont pas partagé la même histoire. Elles n’ont pas « hésité » durant les mêmes situations. Aussi, l’idée d’hésitation n’est pas rattachée chez chacune aux mêmes éléments. Or, l’enseignant veut que son élève joue l’idée d’hésitation comme lui. Il l’invite à recopier telle réalisation de l’idée et non l’idée en tant que telle. De plus, l’idée d’hésitation n’est pas reliée chez l’élève aux mêmes éléments. Par conséquent, l’élève ne peut produire le même son que s’il reste concentré uniquement sur les éléments perceptifs et moteurs.

Dès qu’il commence en effet à introduire la moindre idée dans son jeu, il apporte nécessairement à ce dernier une variation. Celle-ci n’est pas un problème si l’on souhaite recréer, à partir d’une même idée, d’autres formes de réalisation de cette idée. En revanche, ces variations deviennent des obstacles lorsqu’il s’agit de recopier un modèle de référence. L’élève doit pour ainsi dire neutraliser ses souvenirs, ses idées.

Plus précisément, le mime active toujours des éléments saillants communs aux deux situations. Comme ces éléments saillants sont des sortes de buts, ils peuvent potentiellement devenir des « points d’émergence », des idées au sens authentique du terme. En effet, un objectif, un élément saillant, n’est pas encore tout à fait à une idée. Certes, il résume à lui seul la finalité même d’une organisation, le « sens ». Grâce à lui nous pouvons comprendre le rôle et la place de chaque élément au sein d’un téléviseur. Mais un élément saillant pourrait tout à fait nous inviter à réaliser une forme stéréotypée. Les modèles de référence n’existent pas seulement à l’extérieur de nous, mais aussi et surtout à l’intérieur de nous. C’est pourquoi il ne suffit jamais de proposer librement à un enfant de réaliser telle ou telle idée pour le rendre créatif. Il est vrai que dans cette situation l’on ne lui soumet aucun modèle. Mais comme nous ne l’accompagnons pas, comme nous

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ne veillons pas à bloquer ses stéréotypes (murs) et à soutenir ses tentatives d’innovations (mimes), nous le contraignons en vérité à reproduire un modèle de référence qu’il a intériorisé. Comme il ne dispose pas de modèle de référence dans son environnement, il va chercher celui-ci dans sa mémoire. De cette façon, nous avons l’illusion qu’il vient de créer, parce que nous ne lui avons pas présenté un modèle. Un élément saillant peut donc être la source de mille réalisations stéréotypées de celui-ci. Dans une telle approche, les « intentions », les « buts », se contentent simplement d’activer des circuits moteurs préformés. Ils ne tissent pas de nouvelles relations. Ils ne génèrent pas de nouveaux réseaux. Aucune nouvelle capacité n’émerge. L’élément saillant n’engendre aucune nouvelle forme d’adaptation. L’intelligence de l’élève, sa capacité d’adaptation à la situation, demeure inactive. L’adaptation a déjà eu lieu, dans le passé. Et il se contente de reproduire à l’identique le résultat de cette ancienne adaptation.

Un élément saillant ne devient donc un point d’émergence que s’il produit de nouvelles aptitudes, des gestes inédits du point de vue de l’élève. De cette façon, l’élément saillant est vitalisé. Il devient une idée. Aussi, le mime opère toujours en dernière instance à l’aide d’un mur. Si l’enseignant n’empêche pas l’élève de s’imiter lui-même, il ne risque pas de l’inciter à créer. Il ne faut jamais oublier que la musique exprime des idées. Elle ne se réduit pas au son. Elle demeure en ce sens profondément habitée par des intentions créatrices.

Faire observer une ressemblance entre un steack tartare et un morceau de blues n’a de sens que si cette ressemblance sert à interpréter le morceau de blues, c’est-à-dire à transmettre une idée. Une idée ne se recopie pas. Cela est tout simplement impossible. Lorsque le compositeur du morceau de blues exprime une idée, il est déjà en train de la réaliser sous une certaine forme. Il se révèle déjà en train de se nourrir d’elle pour créer son œuvre. Être fidèle à une idée ne revient donc pas à reproduire telle ou telle réalisation actuelle ou antérieure de l’idée, mais à reproduire l’idée en tant que telle. Or, l’idée en tant que telle est un mouvement de création, une simple tendance, une volonté de produire mille variations sur un même thème. Enfermer l’idée dans une de ses réalisations, c’est l’anéantir en tant que telle, c’est la supprimer. Imiter une idée, c’est la tuer. En d’autres termes, une idée est toujours créatrice. Une idée qui ne crée pas n’est pas une idée.

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b/ Interpréter et enseigner l’interprétation

Interpréter ne consiste donc nullement, comme le croient certains enseignants, à jouer comme Horowitz. Il me semble absurde d’écouter de grands interprètes en essayant de reproduire leur jeu. On a alors l’illusion de faire ce qu’ils ont fait, de leur être fidèle. Mais en vérité, on ne fait pas ce qu’ils ont fait. À aucun moment ils n’ont essayé, en effet, de restituer le morceau original ou originel. Le morceau originel ou original n’est qu’un fantasme. Il n’est même pas certain qu’un compositeur soit le meilleur interprète de ses morceaux. C’est l’idée qui demeure à l’origine du morceau et de toutes ses variations, c’est cette idée qu’il faut imiter. Être fidèle à telle ou telle interprétation, c’est empêcher l’adaptation de l’idée à un nouveau contexte, c’est la figer dans une des ses manifestations. Il n’existe aucun exemplaire authentique d’un morceau de musique. Horowitz ne souhaite pas se rapprocher de je ne sais quel modèle idéal de tel ou tel morceau. La bonne et unique version du morceau n’attend nulle part d’être découverte. Une telle conception est pourtant courante dans certains milieux académiques. L’intelligence humaine est adaptation, création. La copie d’un modèle supposé original ou originel est une activité inférieure. Elle exige sans doute un travail, un effort. Mais cet effort n’est pas de nature intellectuelle car à mes yeux, l’intelligence est une faculté d’adaptation. Celle-ci sert à résoudre des problèmes inédits, et non à appliquer des solutions stéréotypées. Elle reproduit des mouvements, mais jamais à l’identique, parce qu’elle cherche à résoudre de nouveaux problèmes, à s’adapter à de nouvelles situations. Pour être exact, il faudrait même dire qu’elle ne reproduit rien, puisqu’elle ne tend pas à restituer une pensée ou un objet original et originel. Elle répète au contraire une idée.

L’improvisation se révèle particulièrement utile pour apprendre à interpréter un morceau et à repérer une idée. Dans un premier moment, je propose à mes élèves de relever les caractéristiques harmoniques, rythmiques, etc., d’un morceau. Je leur demande ensuite d’improviser à partir de ces caractéristiques. Ils produisent alors le même genre d’accords, de rythmes, d’enchaînement de notes, etc. En d’autres termes, ils tournent autour de l’idée. Ils la cherchent, et surtout ils finissent par comprendre que certains éléments (des notes, des rythmes, etc.) s’accordent mieux avec les

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caractéristiques du morceau. Ils sont souvent même très surpris de découvrir que ces éléments sont précisément ceux retenus par le compositeur. Ils identifient de cette manière les éléments saillants de la partition.

Je les accompagne par exemple à la main gauche, pendant qu’ils improvisent la partie normalement dédiée à la main droite. Je ne joue pas la partie du morceau dédiée à la main gauche. J’improvise. Plus précisément, je souligne, comme avec Pierre, certaines notes, certains rythmes, certaines intensités. Je mets ainsi musicalement en relief les éléments importants. Je leur désigne, dans ce qu’ils jouent, les éléments susceptibles de les aider à résoudre leur problème d’interprétation. Ils finissent par entendre en effet que certaines notes (ou certains rythmes ou certaines nuances de jeu) entrent particulièrement en résonance avec l’accompagnement que je réalise. Ces notes sont les éléments saillants du morceau. Elles indiquent la direction, le sens, l’idée d’un mouvement ou de la partition dans son ensemble.

Ce travail de lecture reste pour moi fondamental. Il s’agit de se mettre à l’écoute de l’œuvre, c’est-à-dire à l’écoute des idées qu’elle exprime. Chaque ensemble de note exprime une tension, une convergence, une détente, une hésitation, un retournement, un sautillement, une pesanteur, etc. C’est lorsque nous réussissons à coïncider avec l’idée de chaque mouvement que nous parvenons à redonner au son cette inimitable chaleur. Le pianiste Dinu Lipatti disait de la remarquable pianiste Clara Haskil – son amie : « elle brûle ses notes ». Effectivement, lorsqu’une suite de sons exprime une idée, nous avons l’impression qu’elle possède une vitalité intérieure. Elle déploie alors une énergie. Un concertiste talentueux parvient en règle générale à bien restituer l’idée de tel ou tel moment de l’œuvre. Mais un concertiste génial exprime l’idée générale, l’idée des idées. Il n’exprime pas seulement toutes les idées du morceau. Il en révèle l’unité profonde, le fil directeur.

Cependant, cette énergie n’est pas l’énergie enfermée dans la partition. Je le répète, il n’existe aucune énergie originale ou originelle. Nous ne pouvons que redéployer l’énergie sous une nouvelle forme. Lorsque je forme des enseignants et qu’ils m’écoutent interpréter un morceau, il arrive parfois que certains me disent qu’ils ne parviendront jamais à jouer aussi bien que moi – j’ai une solide formation d’interprète. Ils se découragent. Je leur réponds alors qu’effectivement, ils ne joueront jamais comme moi.

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« Vous ne pouvez jouer que comme vous et c’est ce que vous ne devez jamais perdre de vue lorsque vous enseignez à des élèves ». Vouloir jouer comme Horowitz ou comme Haskil, c’est refuser d’être soi. Les enseignants qui incitent leurs élèves à imiter de grands interprètes aliènent leurs élèves, au sens où ils les enferment dans des comportements stéréotypés : ils brident leur personnalité autant que leur créativité – aucun enseignement n’est innocent. Pire, ils offrent à leurs élèves le moyen de s’auto-aliéner en leur donnant une méthode. L’élève devient de cette manière un copiste autonome. Il écoute tout seul de grands interprètes qu’il tente tout seul de reproduire à l’identique. Ce n’est plus l’enseignant qui aliène l’élève. C’est l’élève qui s’aliène lui-même grâce à l’enseignant.

C’est pourquoi une interprétation ne peut tout autant consister à renouer avec la manière dont le compositeur jouait sa partition. L’enseignant n’a pas à se présenter comme le détenteur de l’interprétation originale ou originelle, soit parce qu’il la possèderait lui-même, soit parce qu’il connaîtrait celui qui la possède. Une partition n’est en effet qu’une réalisation possible d’une idée. Interpréter, c’est renouer avec l’acte créatif mis en œuvre par le compositeur. Les élèves, au même titre qu’Alice et Vincent, doivent donc exprimer à leur manière l’idée de l’auteur et non chercher à retrouver une interprétation originale ou originelle. Cela ne signifie pas qu’ils peuvent jouer comme bon leur semble : il ne faudrait pas substituer une idée à une autre. Mais cela ne les oblige pas à essayer de reproduire une interprétation de référence. Une partition n’est pas un bout de papier dépourvu d’idées, ni un mystérieux parchemin qui renfermerait secrètement la seule et véritable réalisation de telle ou telle idée. En d’autres termes, une partition n’est ni un rouleau de papier pour piano mécanique, ni une carte au trésor.

c/ Évodique et choix des partitions

Toute partition exprime donc une idée. Cependant, il ne faudrait pas pour autant proposer à un élève n’importe quelle partition, n’importe quelle idée. Lors de la première séance avec Alice, je relève l’accord diminué. Mon objectif n’est pas seulement de lui montrer que la musique exprime des idées. Je souhaite lui présenter une idée particulière : l’indécision. J’ai noté en effet

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qu’Alice joue mécaniquement: il faut toujours qu’à un mouvement en succède un autre. Aussi, l’indécision est sans doute pour elle l’idée la plus contraire à ses habitudes. J’ai souvent travaillé avec des idées semblables avec Alice.

Dans le premier mouvement de la Sonate de Beethoven, la main droite exécute par exemple une suite de motifs chromatiques. Elle « tourne autour du pot », elle semble se diriger nulle part. « L’on sent que cela va mal, mais l’on ne sait pas pourquoi», dis-je à Alice. Ce type de passage la perturbe particulièrement. Quand des mouvements s’enchaînent, elle peut toujours faire l’automate. Elle peut réduire le morceau à un déroulement logique et se contenter de le dérouler mécaniquement. Mais lorsque les mouvements cessent de s’enchaîner, elle ne peut plus faire l’automate. Quelque chose l’en empêche. Le morceau résiste. C’est pourquoi ces morceaux sont pour elle les plus intéressants dans un premier temps. Alice a manifestement besoin d’avancer. Sinon, elle ne serait pas revenue me voir. Cette volonté constitue pour moi ce que je nomme un « ancrage », c’est-à-dire une aptitude susceptible de rendre possible la résolution par Alice de ses difficultés. Comme nous l’avons déjà vu dans Des mimes et des murs, même un jeune autiste possède des ressources. Ce sont elles que nous devons aider à mobiliser. Je dois donc neutraliser la tendance d’Alice à adapter un jeu automatique, puisque c’est ce qu’elle cherche précisément à faire (ancrage). Or, même une simple idée véhiculée par un passage d’une partition peut constituer ce que j’appelle « un mur » dans Des mimes et des murs. Les idées d’indécision, de rêverie, de doute, d’angoisse, de contemplation, etc., contraignent nécessairement Alice à sortir de ses habitudes. Il s’avère impossible de les exprimer mécaniquement. C’est pourquoi je les ai choisies. Elles forment un mur : elles repoussent un comportement nuisible à la communication et à la création.

Autrement dit, je sélectionne les morceaux en fonction de la problématique de l’élève. Je pars d’abord du principe que l’élève devrait arriver à s’exprimer et à créer, et je m’interroge ensuite sur les raisons essentielles pour lesquelles il n’y parvient pas. Les êtres humains n’apprennent pas à communiquer et à être créatif – mon expérience avec les bébés me l’a suffisamment montré. Ils le sont déjà. Ils doivent plutôt apprendre à préserver cette faculté innée en la renouvelant sans cesse. Depuis notre plus jeune âge, nous

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acquérons des aptitudes sociales, motrices, intellectuelles, etc. Toute la question est de savoir si ces aptitudes doivent former de simples automatismes, ou bien si nous pouvons continuer à les « vitaliser », c’est-à-dire à les mettre au profit d’actes créateurs de communication. Mon expérience d’enseignant m’a montré que la préservation de la vitalité pose à chaque élève un problème spécifique qui le caractérise. L’ « évodique » n’est rien d’autre que la tentative continue de résolution de ce problème. Chaque morceau doit être pour Alice une occasion de traiter ce problème fondamental pour elle : ne plus adopter un comportement mécanique. En ce sens, l’évodique est une idée puisqu’elle produit sans fin des résolutions nouvelles. Ce n’est pas un problème qui se règle définitivement. C’est un problème qui se vitalise. C’est un problème qui n’est plus un obstacle, mais l’exercice d’une liberté.

Peu m’importe l’origine de ce problème chez Alice. Je ne suis pas psychologue. Je ne pratique pas l’art thérapie. Je n’enseigne que la musique et je ne me préoccupe que de ce qui en empêche l’apprentissage. J’ai noté que chaque élève est gêné dans son acquisition par un problème spécifique. Je ne veux nullement en connaître l’origine ou le contenu détaillé. D’ailleurs, je ne cherche jamais à entrer dans l’intimité de ce problème. Mon objectif est uniquement de le vitaliser.

Une psychologue m’envoie parfois certains de ses jeunes patients atteints de troubles du comportement. Elle a observé que la moitié de ces patients n’ont plus besoin de ses soins après seulement deux ou trois séances avec moi. Ces « résultats » étonnants pourraient laisser croire que mon travail se rapproche de celui d’un psychologue ou d’un thérapeute. Il n’en est rien et j’invite les enseignants à ne jamais se prendre pour un psychologue ou un thérapeute. A la différence de ces professionnels, je n’ai jamais eu besoin de remonter jusqu’à la source d’une évodique. J’ignore délibérément pour quelle raison un élève dispose de telle ou telle évodique.

Tout d’abord, cela ne me sert à rien. Je peux aider un élève à réaliser son évodique, sans en identifier la cause – histoire familiale, etc. Ensuite, je ne prendrais jamais le risque d’humilier un élève en exhibant la partie de sa vie privée la plus sensible. Je crois qu’il est plus sage de laisser ce travail, sans doute utile dans de multiples cas, à des professionnels chevronnés de la santé. L’élève doit toujours être en confiance et ne pas se sentir regardé à

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travers ses limites, mais à travers ses potentialités. J’ai donc décidé, en toute conscience, de conserver une certaine ignorance sur les origines et le contenu de l’évodique de mes élèves.

L’évodique n’est à mes yeux qu’une hypothèse de travail, comme je l’explique dans Des mimes et des murs. J’ajoute que je me contente de capter les traits principaux de celle-ci. Je la saisis, mais « dans les grandes lignes ». Je n’en retiens que ce qui en favorise la réalisation. Le reste ne m’intéresse guère. Je préfère toujours en savoir le moins possible. Tout individu reçoit des déterminations et sans doute une détermination principale, autour de laquelle toutes les autres se structurent. Ma tâche n’est pas de supprimer cette détermination ou de la dévoiler au grand jour. Mon but est de la vitaliser, de transformer l’obstacle en tremplin.

A la différence d’un avion ordinaire, un avion supersonique n’affronte pas les perturbations. Il a la capacité de s’en extraire rapidement pour adopter sur elle un nouveau point de vue. Il n’a plus « le nez » dans les perturbations. Il peut les dominer. Cette délocalisation lui offre un nouveau point de vue sur ces perturbations. Il ne s’échappe pas de son problème principal : il a toujours un objectif à remplir. Il se donne un nouvel angle d’attaque. Il s’ouvre un nouveau chemin. Les perturbations ne symbolisent pas le problème. Elles représentent plutôt les difficultés rencontrées lors de la résolution d’un problème. Lorsque nous rencontrons pour la première fois notre problème, nous essayons immédiatement de le résoudre. Mais comme cette résolution échoue, nous finissons par confondre le problème et cette première tentative de le résoudre. En vérité, nous souffrons moins du problème en tant que tel, que de l’impossibilité de le solutionner. L’avion supersonique « vitalise » pour ainsi dire sa détermination principale, son problème essentiel. Il ne s’extrait jamais de son problème. Il n’échappe en rien à ses déterminations. Il est au contraire l’image même de déterminations libres.

Nous pourrions considérer que l’objectif de l’enseignant est de sortir l’élève de son évodique, de lui faire découvrir autre chose. Mon expérience m’a montré qu’un élève ne peut s’ouvrir à d’autres évodiques ou à des éléments étrangers que s’il a commencé par vitaliser la sienne. Théodore est exemplairement un haut potentiel qui a coutume de se confronter à des situations-problèmes créatives, mais impersonnelles. Il ressemble à ces experts qui résolvent brillamment de savants problèmes qui ne les concernent

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pourtant en rien. Déployer les potentialités d’un élève ne peut en aucun cas consister à l’arracher brutalement à lui-même, à faire comme si nous pouvions d’un coup lui en proposer de nouvelles déterminations. Nous devons toujours partir de l’élève tel qu’il est, et non tel que nous voudrions qu’il soit. C’est une de mes convictions les plus profondes.

Imaginons un élève qui affectionne un certain type de musique: les musiques rythmées, les musiques dites « traditionnelles », etc. Nous pourrions croire que le rôle d’un enseignant est de faire découvrir à cet élève de nouveaux horizons. L’enseignant proposera alors à l’élève des musiques fort différentes. Comment va réagir selon moi l’élève ? Soit ce dernier est déjà prédisposé à découvrir autre chose. En d’autres termes, il n’est pas tant que cela attaché aux musiques qu’il a coutume d’écouter : son évodique n’est pas fortement reliée à un style de musique. Soit il est véritablement attaché à telle ou telle musique et la transition est trop brutale. Il risque sans doute de refuser de découvrir de nouvelles musiques ou de les déconsidérer de différentes façons : en ne les apprenant pas, en les apprenant mal, en faisant semblant de les apprécier pour obtenir une bonne note ou notre sympathie, etc. Aussi, il me paraît plus raisonnable de partir des goûts profonds de l’élève. Nous devons les vitaliser avant de lui proposer de nouvelles choses. C’est parce que son évodique est vitalisée qu’elle devient capable de s’ouvrir à tout ce qui est susceptible de la renouveler.

J’aurais pu proposer à Alice un morceau de Scott Joplin dès les premières séances. Elle l’aurait sans doute déchiffré sans difficulté. Mais serait-elle parvenue à l’interpréter, et surtout aurait-elle eu vraiment le désir de le faire ? Alice a l’habitude d’exécuter des morceaux plutôt sobres. Dans une telle perspective, un ragtime n’a pas sa place. Ce style demeure trop pétillant et joyeux. Il s’avère impossible de ne pas s’en rendre compte. L’atmosphère qu’il communique pourrait mettre mal à l’aise un tempérament réservé. Il importe par conséquent de ne pas débuter par le ragtime. Je dois être plus progressif. Alice pourrait «comprendre» à la rigueur le contexte historique et les intentions du ragtime. Mais elle ne pourrait les « vivre » de l’intérieur. Comment amener la main d’Alice à se déhancher et à ressentir l’énergie impulsée par cette mécanique endiablée ?

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C’est pourquoi je préfère lui présenter dans un premier temps la valse de Chopin. C’est une œuvre classique et subtile qu’un esprit rationnel et réservé ne peut qu’apprécier. Son idée n’a rien de subversif : il suffit d’exprimer, à la main droite, ce léger élan, suivi d’une brève retombée de trois notes égales, de trois petits pas parfaitement coordonnés. L’idée en tant que telle est innocente.

Ce n’est pas cette idée que je souhaite, en vérité, soumettre à Alice, mais plus généralement la question de savoir s’il nous reste quelque chose à faire, quand nous avons fini de déchiffrer un morceau. Je sais qu’Alice va rapidement être capable d’exécuter cette valse. Techniquement, ce morceau est nettement inférieur à son niveau. Je veux qu’elle le déchiffre expressément pour déclencher en elle cette interrogation : « je sais le jouer mais ai-je terminé pour autant ?». Je veux qu’elle se concentre sur la compréhension de l’idée du morceau et sur la restitution de cette idée. C’est pourquoi je la soulage de l’aspect technique en lui proposant un morceau relativement simple pour elle à exécuter – et non à interpréter. Je la fais entrer en douceur dans le monde de l’expression.

Une fois qu’elle a accepté d’interpréter et non plus simplement d’exécuter un morceau, je l’invite à adopter un comportement moins réservé. La première sonate de Beethoven requiert un effort physique de la part de l’interprète. « Si vous n’êtes pas rouge d’efforts après avoir joué cette sonate, c’est que vous n’avez pas atteint l’intensité suffisante», dis-je à Alice. Dans celui-ci, l’interprète doit parvenir à mobiliser une énergie importante, sinon le morceau semble trop pâteux. Il faut réussir à assouplir légèrement et à déplacer une immense structure.

Mon objectif est de permettre à Alice de ressentir sa propre puissance. Il est inutile de « forcer » pour jouer mécaniquement. Au contraire, dans un jeu mécanique, tout s’emboîte parfaitement, rien ne résiste. En un certain sens, ce n’est pas nous qui jouons. Ce sont nos doigts qui jouent tout seuls. Alice doit découvrir qu’elle peut être la cause d’un mouvement. Sa finesse intellectuelle lui permet toujours d’éviter toute forme d’expression, d’investissement. Elle parvient toujours à exécuter ses partitions, même si cela lui provoque de nombreuses contractures. Il est vrai que par la suite, ces contractures deviendront pour elle des informations précieuses. Elle ne dira plus « je n’y arrive pas » mais « je ne comprends pas » – c’est un signe d’évolution manifeste. En

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d’autres termes, Alice finira par saisir l’origine véritable d’une contracture : un geste nous semble pénible lorsqu’il n’est pas animé par une idée ou par la bonne idée. Mais elle n’est pas encore parvenue à ce stade de son apprentissage. Elle doit réussir pour le moment à se dénouer et à se projeter dans l’exécution du morceau.

Sur ce point, la sonate de Beethoven est une sorte de mur : elle est impossible à jouer si l’on ne s’investit pas totalement dans sa réalisation, si l’on ne « force » pas, si l’on n’a pas l’impression d’être intégralement la cause du mouvement. Tout se passe comme si nous étions la seule cause du mouvement, puisque tout le reste semble nous résister. La valse de Chopin conduit Alice à entrer en douceur dans le monde de l’expression pour lui montrer qu’un tel monde existe. Elle y est conduite plus qu’elle ne s’y conduit. Cette sonate l’invite à entrer à présent résolument dans ce monde pour lui montrer qu’elle est capable d’y entrer toute seule.

Naturellement, je ne lui propose un tel morceau que parce que je sens qu’elle en est maintenant capable et qu’elle désire découvrir plus en profondeur le monde de l’expression. Il ne faudrait pas la mettre en échec, c’est-à-dire dans ce cas précis lui faire éprouver son incapacité à être la cause de son mouvement. C’est pourquoi je lui donne des repères (l’intensité requise sera atteinte quand vous serez rouge d’efforts). Je ne l’abandonne pas. L’enjeu est trop important. Je ne peux pas la laisser se démobiliser. C’est au plus tôt et durant le cours qu’elle doit y parvenir. Sa réussite doit commencer dès maintenant. Il faut qu’elle reparte avec la conviction qu’elle peut réussir. Pour obtenir cette conviction, elle doit réussir avant de quitter le cours. Elle doit déjà se mettre en posture de réussite. Mais comment l’y aider ?

Je lui rapporte alors les propos de cet élève suisse : « tu nous proposes une expression absolue, c’est pour nous le rêve de voler, mais notre éducation calviniste nous a appris à retenir nos émotions, à ne rien montrer ». Deux mots dans cette phrase sont très opérants : « voler » et « retenir ». En effet, ces deux verbes désignent des actions clairement identifiables. Ils miment à Alice ce qu’elle doit concrètement faire pour jouer cette sonate : se décrisper (« voler » ou « ne rien retenir »), c’est-à-dire mettre fin aux résistances motrices qu’elle met elle-même en place (« ne rien retenir ») et agir sans créer de nouvelles résistances (« voler »).

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Alice doit certes renoncer à nouer ses systèmes musculaires. Mais surtout, elle doit le faire d’elle-même. Je ne lui dis pas : « détendez-vous » – cela reviendrait à lui donner implicitement un ordre. Je lui fournis un repère (« si vous voulez atteindre l’intensité de ce morceau, vous devrez être rouge d’effort ») et une méthode (« pour y parvenir, cet élève ne s’est plus retenu, même si l’on lui avait toujours enseigné de le faire »). Autrement dit, je lui offre l’objectif et la façon de l’atteindre. Je ne lui dis pas ce qu’elle doit faire mais comment le faire. En aucun cas je ne la force ou ne la pousse à mobiliser son énergie. C’est à elle de tout faire. Tel est en effet l’intérêt de ce morceau. Elle doit devenir intégralement la cause de son mouvement d’expression, autrement dit, dans son cas, la cause d’un mouvement dont l’opération ne consiste pas à générer des résistances. Voler ne signifie pas ici survoler ou encore divaguer, mais produire une action sans la moindre retenue : agir sans se bloquer soi-même par peur d’agir.

En définitive, tel était le sens de la première remarque que j’ai faite à Alice lors de notre première rencontre. « Votre piano sonne faux », me dit-elle d’un ton agacé après avoir essayé, sans succès, de me jouer son morceau. Je lui réponds avec un ton bienveillant : « c’est parce qu’il vient d’être accordé que vous l’entendez faux ». Cette remarque est délibérément absurde : accorder un piano ne peut pas le rendre faux. L’on accorde un piano de toute évidence pour le rendre juste. Aussi, ma phrase signifie tout à fait autre chose. Je dis en vérité implicitement à Alice : « c’est parce qu’il sonne parfaitement juste que vous ne parvenez pas à jouer », ou mieux : « c’est parce que vous cherchez à jouer parfaitement que vous ne parvenez pas à jouer ». Alice doit parvenir à se décrisper. Elle est trop soucieuse de « bien » jouer. C’est pourquoi elle joue « mal ».

Cette première remarque sert donc à la fois de mur et de mime. Tout d’abord, elle empêche délicatement Alice de s’enfermer dans une stratégie d’évitement. Celle-ci consisterait à cesser de jouer sous prétexte que le piano sonne faux. Un mur se doit de demeurer discret. Il faut savoir « tenir bon », « opposer une force à une autre », « résister », sans pourtant blesser ou vexer l’élève. Ensuite, cette remarque indique implicitement à Alice une solution au problème qu’elle rencontre : elle doit laisser en partie les choses se faire, elle doit se détendre, si elle veut parvenir à jouer correctement. Toutefois, ce mime échappera à Alice. Seul le

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mur aura une efficacité sur le moment. Elle ne commencera véritablement à se laisser envahir par une émotion, par quelque chose que l’on ne maîtrise pas complètement, qu’avec la valse de Chopin. La sonate de Beethoven lui offrira alors la possibilité de déclencher volontairement ces mouvements où l’on laisse une force nous envahir. Alice a découvert le monde de l’expression (valse de Chopin). Elle sait à présent qu’elle peut produire par elle- même un mouvement d’expression (sonate de Beethoven). Il ne lui reste plus qu’à déployer ce qu’elle veut véritablement exprimer : son évodique.

Le ragtime me paraît pour cette raison un choix judicieux. Cette musique, en effet, est très mécanique, comme le jeu d’Alice. Cependant, elle génère une profonde énergie. Cette partition met en jeu toute la problématique du rapport entre la vie et ses automatismes. Comment faire en sorte que les automatismes nécessaires à la vie ne neutralisent pas la vitalité même de la vie ? La mécanique selon Scott Joplin – et sans doute selon son époque – est la source d’une force émancipatrice et non la perte de toute forme d’expression. Or, le problème fondamental d’Alice est son jeu mécanique inexpressif. Je veux donc lui montrer qu’elle peut développer un jeu mécanique expressif. Ainsi, je ne lui propose pas de rejeter sa détermination principale, mais de la vitaliser. C’est de cette manière qu’elle peut effectivement réaliser par la musique son évodique.

Dans cette partition, la main gauche est une simple pompe. Elle s’exécute mécaniquement. Toute la difficulté pour Alice provient de la main droite. En un certain sens, sa main doit se déhancher. Comme je l’ai déjà expliqué, ses doigts doivent exécuter avec souplesse une suite d’allers-retours. Au lieu de lui montrer ce mouvement et de lui demander de l’imiter, je lui propose un faux modèle, autrement dit un mime. Je lui décris le mouvement d’une méduse. En vérité, je me trompe à ce moment- là de terme. Je pense en vérité à une pieuvre mimétique. Cet animal est très intéressant à mes yeux. Cette pieuvre ne se contente pas comme un caméléon d’imiter superficiellement une texture. Elle mime pour ainsi dire le poisson qu’elle souhaite imiter. Elle en adopte les gestes, la couleur, etc. Elle n’imite pas l’autre. Elle le devient. Elle s’absorbe intégralement dans son imitation. C’est de cette manière que la pieuvre capte la logique comportementale d’un autre poisson. Toutes ses fonctions

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sensorielles, motrices, cognitives sont unifiées, orientées par une idée. En d’autres termes, pour réaliser une idée, il faut cesser de fonctionner de façon compartimentée. L’intelligence d’Alice la rend inexpressive parce qu’elle reste déconnectée de ses autres fonctions organiques. L’intelligence de la pieuvre est libératrice car elle mobilise l’ensemble de ses facultés.

Alice est surprise. Elle parvient immédiatement à jouer le ragtime. Elle sait immédiatement exploiter le mime de la méduse. Elle est étonnée de la fulgurance de son apprentissage. Elle a toujours été convaincue que tout apprentissage est laborieux. En vérité, un apprentissage consiste très souvent à adopter une nouvelle attitude plus efficace et non à répéter sans cesse et indéfiniment le même exercice – même si cela peut se révéler parfois utile. Si l’élève n’adopte pas la bonne posture, ce n’est pas parce qu’il ne s’entraîne pas suffisamment à la produire, mais tout simplement parce qu’il ne la connaît pas. Le mime sert précisément à faire comprendre et à intérioriser une posture. Une imitation demeure superficielle. On imite la partie visible du comportement, alors qu’il faut en retrouver la partie invisible, intérieure, sensori-motrice, cognitive. Une posture ne se réduit pas à un ensemble de gestes visibles. Elle est aussi un ensemble de sensations, de pensées, etc. Ces sensations et ces pensées ne sont pas extérieures à la posture. Elles sont la posture elle-même, l’ensemble coordonné des actions sensorielles, motrices, cognitives. Une imitation ne mobilise qu’une partie limitée de notre organisme. Un mime nous incite à devenir une pieuvre mimétique, à adopter un comportement que je qualifie d’ « intelligent », c’est-à-dire à rassembler l’intégralité de nos facultés autour d’une idée. La pieuvre mimétique ne se transforme pas. Elle ne devient pas différente. Elle devient complètement elle-même dans la mesure où elle optimise entièrement ses facultés. Il faut remplacer un comportement compartimenté par un comportement intelligent. L’on ne passe pas d’un comportement compartimenté à un comportement intelligent en développant un comportement compartimenté. Il ne sert à rien d’entraîner son intelligence à l’écart de ses sensations, de ses fonctions motrices, de ses souvenirs, etc., en pensant que de cette façon nous parviendrons progressivement à un comportement intelligent. L’intelligence est une conversion de l’organisme, un saut, une nouvelle manière de se comporter. Elle ne provient pas

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d’un empilement ou d’une combinaison de facultés. Elle émerge. Elle est une nouvelle façon de lier les facultés entre elles. C’est pourquoi son apparition est toujours fulgurante – je n’ai fait que le vérifier, et c’est à chaque fois un plaisir de voir l’un de ses élèves changer d’un coup d’attitude, comme s’il venait d’être touché par la grâce.

d/ Idée et évodique

Nous venons de voir que communiquer en musique consiste à partager des idées. Mais une telle thèse demeure insuffisante. Le cas d’Alice nous apprend en effet que nous ne nous contentons pas d’échanger de multiples idées qui nous touchent ou nous intéressent. Alice ne se contente pas de retrouver et d’exprimer à sa façon les idées contenues dans chaque partition. Tout d’abord, chaque partition est pour elle l’occasion de résoudre différents problèmes de sa vie – elle finira par me l’expliquer. De plus, chaque partition est une occasion pour elle de reprendre son projet initial : devenir interprète. En d’autres termes, les idées mises à jour par Alice ne sont pas pour elle des idées secondaires. Elles renvoient à des éléments profonds de son histoire personnelle. En outre, ces idées semblent unifiées par un même projet. Tout se passe comme si elles n’étaient que les différentes formes de réalisation d’une unique idée directrice et génératrice. L’évodique d’Alice n’est pas de devenir interprète. C’est le fait devenir interprète qui permet de réaliser l’évodique d’Alice, car il lui offre la possibilité de vitaliser son intelligence et son expression impersonnelle, « mécanique ».

Le cas de Théodore nous avait déjà révélé l’importance de la notion d’évodique. Nous ne pouvons réduire l’activité d’expression à une activité qui consiste à brasser des idées. Certaines idées sont plus ou moins représentatives d’une évodique. Théodore est un jeune haut potentiel capable de comprendre et de produire sans cesse des idées. Du coup, il se disperse. Il est submergé par ce flux d’idées. Il doit donc apprendre à sélectionner les idées qui l’intéressent véritablement, et à bannir les autres. Dans Des mimes et des murs, j’écrivais qu’il manquait de « discernement ductile ». Depuis qu’Alice a compris la dimension expressive de la musique, elle manifeste un

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discernement ductile particulièrement efficient. L’existence de l’évodique se révèle par son absence remarquable chez Théodore et par sa présence évidente chez Alice – cette différence s’explique sans doute par leur âge et leurs maturités respectives.

La « conductibilité » ne consiste donc pas simplement à échanger des idées, mais plus profondément à partager des évodiques. C’est pourquoi je n’impose jamais un thème ou un compositeur à mes élèves, même lorsque je les réunis pour une audition. Cela reviendrait à leur imposer des idées sans doute éloignées de leur évodique. J’ignore si nous ne disposons que d’une seule évodique durant toute notre vie. Néanmoins, je crois qu’il importe de tenir compte de cet aspect de la communication. Réduire la conductibilité au simple partage d’idées pourrait conduire à la mise en place de dispositifs pédagogiques inintéressants pour les élèves, ou même dangereux pour certains (Théodore). Nous devons absolument proposer un parcours individué à chaque élève, en d’autres termes des morceaux et des activités musicales liés à leur évodique. Cela ne veut pas dire que nous ne devons rien faire tant que l’évodique ne se manifeste pas, mais que nous devons continuer à la rechercher, même lorsque nous ne la percevons pas encore chez un élève. Certes, deviner l’évodique d’une personne prend du temps. Cela demeure en outre une simple hypothèse de travail : personne ne peut être certain de connaître l’évodique d’un autre. Mais cela reste une hypothèse de travail indispensable. Sans elle, nous soumettons les élèves à des activités de créations impersonnelles.

e/ Compréhension et conductibilité

Ma pratique pédagogique m’a amené à distinguer quatre formes d’expression : l’expression mondaine (les politesses échangées dans une salle d’attente, devant un ascenseur), l’expression banale (une discussion un peu intime devant une machine à café), l’expression experte (résolution d’un problème par un expert), l’expression conductile. Dans le premier cas, l’expression est non créative et impersonnelle, dans le second, non créative et personnelle, dans le troisième, créative et impersonnelle, dans le dernier, créative et personnelle. Je ne considère nullement qu’il faudrait renoncer définitivement aux trois premières formes

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d’expression. Chaque forme a son utilité en fonction de la situation dans laquelle l’on se trouve. Je ne crois simplement pas que l’enseignement de la musique devrait se réduire à des mondanités, à des banalités ou à une expertise. Doit-on continuer en effet à transmettre l’art musical comme l’on communique dans un ascenseur, autour d’une machine à café, ou dans un bureau d’étude ?

J’ai déjà mentionné cette classification en recourant à d’autres termes dans Des mimes et des murs. Je dois à présent la compléter. En effet, cette classification ne concerne que des actes d’expression. Nous pouvons à présent la renouveler dans le cas de la compréhension. Je distinguerai donc maintenant quatre formes de compréhension : la compréhension mondaine, la compréhension banale, la compréhension experte, la compréhension conductile.

Au début de mes cours, Alice se situait à un niveau simplement mondain. Elle ne savait pas qu’une partition exprimait des idées et non des gestes ou des sons à reproduire. Elle ne cherchait pas à comprendre les idées ou, mieux, l’évodique d’un compositeur ou d’un interprète, parce qu’elle ignorait son existence. Ce fait est intéressant parce qu’il nous permet d’imaginer une autre forme d’incompréhension.

Nous pouvons considérer en effet que certaines personnes expriment leur évodique ou des idées sans se soucier de l’évodique des autres. Il existe donc deux manières selon moi de se désintéresser de l’évodique d’un autre. La première consiste à ne pas la rechercher parce que nous ignorons qu’elle existe (Alice). La seconde consiste à l’instrumentaliser à son unique profit : je cherche moins à aller à la rencontre de Bach qu’à puiser chez lui des idées susceptibles de nourrir les miennes ou tout autre dessein. Dans ces deux situations, j’oublie que le partage des évodiques est le but ultime de toute activité musicale. Je confère à la compréhension une nouvelle finalité. Au lieu de comprendre autrui pour le comprendre, je le comprends pour favoriser ma propre expression (je le vole) ou, pire, mon propre intérêt (je le manipule). De telles attitudes sont contraires aux principes les plus fondamentaux de ma pédagogie.

Je le répète, la communication entre les individus demeure à mes yeux la fin suprême de toute activité créative ou musicale. La musique est un langage. Elle n’est pas un simple acte de création ou d’expression. Elle est un acte créatif d’expression et de

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compréhension. Aussi, comprendre un individu ne peut en aucun cas consister à instrumentaliser son évodique. Dans une telle approche, en effet, la compréhension devient un simple moyen, un outil. Elle n’est plus l’objectif poursuivi. Comprendre l’évodique d’un autre dans le but de l’instrumentaliser reviendrait à ne plus s’intéresser à l’évodique en tant que telle. Et ne plus s’intéresser à l’évodique en tant que telle reviendrait à se détourner pour moi de la finalité même de l’acte de conduction. Un acte de compréhension mal intentionné ne serait pas ductile. Aussi, un acte de compréhension n’est pas simplement un acte de compréhension créatif et personnel, capable d’accéder à l’évodique d’une personne. Un acte de compréhension est ductile s’il est gratuit, c’est-à-dire s’il ne cherche qu’à capter amicalement l’évodique d’une autre personne.

Il est vrai qu’il m’arrive de proposer à des élèves comme Alice de se produire devant mes autres élèves. Mais dans une telle situation, je ne me sers pas de mes autres élèves pour résoudre les problèmes d’Alice ! Je considère au contraire que ce type de rencontre peut favoriser l’expression et la compréhension créative, personnelle et gratuite (ductile) pour tous les élèves présents. Du moins, j’évite de mettre ensemble des personnes rivales ou de faire venir des élèves encore peu ouverts aux autres. Je tâche de faire vivre un moment collectif de conduction dans lequel nous partageons gratuitement les diverses évodiques des compositeurs et de leurs interprètes. Alice disait qu’elle était lors de ces séances collectives «elle-même avec l’autre». J’ajoute que durant ces moments, il importe d’être nous-mêmes avec l’autre si et seulement si ce dernier est, à nous-mêmes, lui-même.

La conductibilité consiste avant tout à rétablir un équilibre dans la communication. Dans la première séance, Alice vient m’enseigner. Elle est comme Théodore. Elle dirige le cours. Elle instaure un rapport d’inégalité entre elle et moi. Ma tâche est alors de lui rappeler non pas que je suis la personne qui doit diriger le cours, mais que je suis une personne qui peut lui apprendre quelque chose. Alice finit par le comprendre lorsque je lui explique la signification de l’accord diminué dans la partition de Bach. Pour éviter que le rapport s’inverse, que je devienne celui qui a quelque chose à lui apprendre, et elle, celle qui n’a rien à m’apprendre, je lui propose de m’enseigner la physiologie. Je tiens cependant à préciser que je fonctionne systématiquement de cette

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manière avec mes élèves. Je m’intéresse sincèrement à ce qu’ils font. En effet, l’interprétation n’est pas selon moi un rapport d’inégalité entre un compositeur génial et un interprète qui demeure à son service. Elle est le partage d’une idée. La musique n’exprime pas la subjectivité du compositeur ou son idée. Elle exprime toujours une relation, un dialogue, entre deux individus (ou plusieurs) autour d’une même idée. Je nomme cela le « flux dialogique ». Pour que mes élèves parviennent à être des interprètes qui dialoguent avec les compositeurs et, surtout, qui expriment ce dialogue, je dois commencer par instaurer avec eux ce type de rapport gratuit. J’ai fini par acquérir avec les années de nombreuses connaissances dans divers domaines parce que je suis à l’écoute du savoir de mes élèves. Je pars de l’idée que nous allons nous enseigner mutuellement, que nous allons dialoguer, que nous allons partager des idées et, implicitement, des évodiques. C’est pourquoi je ne cherche pas à être leur copain ou à être gentil – même s’ils m’appellent tous «tonton Robert». La sympathie authentique se manifeste pour moi à travers le partage d’idées et d’évodiques, et non à travers l’échange de politesses ou de gentillesses.

Lors d’un flux dialogique entre un élève et son enseignant, les évodiques communiquent confusément. J’ai présenté jusqu’à maintenant l’évodique de mes élèves. Mais j’ai peut-être donné l’impression d’être complètement effacé. Je ne voudrais pas laisser croire que ce flux dialogique n’est qu’une illusion. L’on pourrait me reprocher de ne rien communiquer de personnel à mes élèves.

J’ai reçu d’une part une formation classique très solide, et d’autre part je garde un souvenir ému de mon père adoptif qui animait à l’aide du piano les soirées familiales. Ces deux rapports à la musique sont incompatibles : le premier privilégie l’excellence, la créativité, le second la relation fraternelle. Dans le premier cas, la musique est une pratique créative, dans le second cas, elle est une communication gratuite mais convenue – l’on joue ce qui fait plaisir aux gens. Avec le recul des années, je crois que j’ai tâché de conserver et surtout de concilier l’égalitarisme gratuit et communicatif de mon père adoptif et la créativité des musiciens talentueux que j’ai rencontrés. C’est sans doute pourquoi je demeure toujours sincère et exigeant dans mon enseignement et que mes cours ont quelque chose à la fois de convivial et d’émancipateur. Je suis à la fois un tonton bienveillant et un oncle

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qui fait découvrir de nouvelles choses, qui fait sortir un peu de la monotonie familiale. J’ai l’impression que les élèves m’apprécient confusément pour ces deux raisons – et surtout pour la seconde. Ils ont donc parfaitement saisi mon évodique – il ne servirait donc à rien de l’expliciter auprès d’eux.

C’est peut-être en définitive cette problématique personnelle particulière qui a rendu possible l’élaboration du concept de conductibilité, des murs et des mimes. Mon père adoptif m’a permis de ne jamais oublier que la musique est avant tout un acte de communication gratuit, universel, égal et fraternel ou, mieux, l’expression même d’une relation sociale amicale et heureuse avec tous les semblables – comme dans certaines fêtes populaires. Comme beaucoup de musiciens sincères, mon père adoptif avait saisi l’essence même de la musique : la relation amicale et humaine. Je n’ai eu qu’à vitaliser pour ainsi dire cette relation, à lui apporter la dimension créative qui lui manquait. Ma pratique éducative et ma réflexion pédagogique demeurent certes une contribution modeste. Elles ne peuvent suffire à résoudre tous les problèmes d’éducation. Mais elles contribuent concrètement à l’apparition de rapports sociaux émancipés. Elles opèrent en effet au cœur même des individus. Elles visent à les considérer l’un après l’autre. Pour le dire simplement, elles s’adaptent à la façon dont une difficulté est intériorisée par tel ou tel élève. Cette capacité d’adaptation consiste moins à prendre en compte les limites de l’élève que ses potentialités. C’est de cette manière que j’aide un élève « de l’intérieur ». Je l’aide à vitaliser par ses propres moyens sa difficulté principale. Il devient ainsi capable de déployer son évodique et de devenir sensible à celle des autres. Il conduit avec ses pairs un flux dialogique.