La conductibilité, un concept bergsonien ?
Création et communication
Nous voudrions nous centrer sur le concept de conductibilité, qui est le centre même,
croyons-nous, de la proposition de Robert Kaddouch en matière de pédagogie. Il importe de
rappeler d’emblée la définition, reproduite et variée à plusieurs reprises par ce dernier, selon
laquelle la conductibilité est la création par la communication. Dans cette unité très solide
entre deux notions apparemment difficiles à rapprocher, réside vraiment, selon nous, le noeud
de la relation théorique entre Robert Kaddouch et Bergson : création et communication,
création par la communication. La notion de conductibilité se trouve élaborée, notamment,
dans le texte Des mimes et des murs. Une nouvelle approche de l’enfant par la création, deux
études de cas pour une autre pédagogie, qui a été rédigé en collaboration avec Sébastien
Miravète et qui se concentre sur les exemples, très différents, de deux élèves jeunes, et même
enfants, Pierre et Théodore.
Nous reviendrons sur le sens des deux images du « mime » et du « mur » un peu plus
tard. Ce que nous voudrions faire d’abord, c’est de proposer trois axes d’un rapprochement
assez général entre Bergson et Robert Kaddouch, tels qu’en les suivant, on sera introduit
directement au coeur de la problématique de la conductibilité.
La première affinité très générale de Robert Kaddouch avec Bergson, celle qui frappe
d’emblée, c’est qu’on a affaire avec eux à deux approches holistes ou holistiques de la
personnalité humaine, le « tout » étant appréhendé avant les parties (aussi bien logiquement
que chronologiquement), le mouvement ayant le primat sur les positions qu’il traverse :
Bergson rappelle constamment ce fait que, lorsque je lève ma main de A en B, c’est là un
geste simple, la division du mouvement en positions successives étant le fait de l’oeil (aidé de
l’intelligence), et ayant lieu après coup seulement1. Robert Kaddouch affirme régulièrement,
lui aussi, la préséance du mouvement sur les différentes positions par lesquelles il passe.
La deuxième affinité très générale – mais elle est importante, cruciale même, à opérer,
puisque que dans les deux cas c’est une thèse décisive qui est engagée –, réside dans le fait
qu’on trouve, chez Robert Kaddouch, une notion très claire de « mouvements commencés ».
Ces mouvements commencés sont indispensables pour percevoir. C’est-à-dire que percevoir
n’est pas recevoir, percevoir est ré-effectuer, à son tour, le geste, le processus, qui est observé.
Mieux : celui qui ne serait pas capable de ré-effectuer, pour son compte, le geste ou le
processus qu’il observe, ne pourrait même pas, précisément, l’observer. Or, voilà quelque
chose de capital chez Bergson, qui s’appuie ici sur la psychologie expérimentale de son
temps, sur les découvertes neurologiques de son temps – et Robert Kaddouch travaille
beaucoup, lui aussi, avec des neurologues2, dans une démarche de confirmation réciproque.
On peut rappeler par exemple, dans Bergson, la phrase selon laquelle « entendre, c’est se
parler à soi-même3 » ; surtout, l’idée de mouvements commencés, esquissés dans le cerveau
lors d’une perception et consistant principalement dans une imitation rudimentaire, trouve de
très nombreux usages dans Matière et mémoire, au point qu’elle joue un rôle de pivot,
d’articulation générale, pour l’argumentation de cet ouvrage. Soit par exemple ce que Bergson
baptise « schème moteur », ensemble de réactions motrices qui, lors de l’audition d’une
parole prononcée dans notre langue, mettent à contribution, en vue de sa compréhension, les
muscles de la phonation et les neurones commandant ces muscles4 ; soient également toutes
les démonstrations de Bergson concernant le mode très précis d’insertion d’un souvenir
« spirituel » caractérisant notre personnalité, au sein d’une perception « matérielle », forme
impersonnelle destinée à recevoir ce contenu et à lui donner des prolongements efficaces5.
Dans tous ces passages, la perception a pour tâche de limiter, en quelque sorte, le souvenir à
écouter, pour que ce souvenir puisse se répéter, sous forme d’évocation consciente, chez
l’individu qui s’efforce de l’évoquer. Il faut déjà, autrement dit, que cerveau mime, pour ainsi
dire, le souvenir, pour que le souvenir soit en mesure de se réactualiser. Ce principe très
englobant, établi aujourd’hui en termes neurologiques et déjà largement pressenti, en termes
psychologiques, par Bergson, a trois occurrences dans le livre de Robert Kaddouch, en
l’occurrence aux pages 16, 24 et 34. Nous nous appuierons sur la page 24, qui est sans doute,
à cet égard, la plus claire :
Penser à un geste [il s’agit ici d’un geste pianistique], c’est déclencher le circuit
neuronal auquel on aurait recouru pour effectuer réellement ce geste sans le mener à son
terme. C’est agir et s’arrêter au moment où les mouvements dans le cerveau vont se
transformer en mouvements du corps [donc le mouvement, ici, est simplement
commencé, mais il faut commencer ce mouvement pour le percevoir chez un tiers] […]
Aussi, quand je souhaite que l’élève prenne telle ou telle posture, je m’interroge sur les
situations aptes à provoquer dans sa tête les mouvements que j’aimerais qu’il finisse par
réaliser [ces mouvements sont seulement esquissés, le terme est simplement visé],
autrement dit je cherche à induire chez lui une certaine résonance motrice6.
Ce dont il y va ici, ce n’est pas d’un geste poussé jusqu’à son terme, c’est d’une
simple « résonance », mais qui est déjà motrice. Cette position intermédiaire du geste
commencé, lequel se trouve « à cheval », si l’on peut dire, entre ce qui est simplement projeté
et ce qui est achevé, est vraiment, aussi bien chez Bergson que chez Robert Kaddouch, le
ressort de l’analyse présente, c’est à elle qu’elle doit sa finesse.
Pour accéder au dernier aspect de notre rapprochement très général, que l’on reparte
des deux exemples privilégiés par Robert Kaddouch, l’un, celui par lequel s’ouvre le travail,
étant celui d’un enfant, Pierre, en situation de handicap mental (puisqu’il est diagnostiqué
comme autiste), l’autre, en quelque sorte inverse, venant relancer la réflexion (celui de
Théodore), parce que cet exemple réclame, du fait des difficultés qui lui sont propres, la
confection de nouveaux schèmes de théorisation. Car Théodore, ce n’est par défaut d’idées ou
d’initiatives qu’il pèche, ou par appétence excessive à la répétabilité, c’est au contraire par
trop-plein, par débordement, par surabondance d’idées, lesquelles doivent donc être faites, par
après, suffisamment personnelles, sans quoi la relation pédagogique menacerait de se
renverser, et se trouverait ainsi irréversiblement déstabilisée : Théodore lui-même expliquerait
alors au professeur ses intérêts personnels, certes nombreux, mais qui dénatureraient la
situation que ce dernier cherche à créer, celle où Théodore serait capable de reproduire, et
d’inventer lui-même, une pratique lui rendant possible la maîtrise progressive de l’instrument
pianistique. Cette opposition fait évidemment songer, à certains égards (quoique pas à tous), à
l’opposition, tracée à la fin du troisième chapitre de Matière et mémoire, entre ce que Bergson
nomme alors l’ « impulsif » et le « rêveur7 ». Ce n’est pas tellement que Pierre rappelle la
figure de l’impulsif, c’est plutôt que, pour comprendre la spécificité des problèmes
pédagogiques posés par Théodore, on peut rapprocher celui-ci du rêveur. Qu’on se rappelle le
schéma alors dessiné par Bergson : un cône représentant la mémoire et enfonçant, vers le bas,
sa pointe dans un plan qui, quant à lui, représente la matière, ou plus exactement la stricte
répétition des habitudes mécaniques emmagasinées dans le cerveau8. Dans un cas, nous dit le
philosophe, on rencontre un personnage, l’impulsif, chez qui la moindre sollicitation
déclenche aussitôt une riposte motrice toute faite, comparable à la mélodie enregistrée sur le
papier perforé d’un piano mécanique, et qui n’est vouée qu’à se répéter, sans qu’il soit
indispensable, au sujet, de trouver une solution nouvelle pour un problème nouveau. Dans
l’autre cas, celui du rêveur (Théodore), tous les souvenirs sont susceptibles de s’associer avec
tous les souvenirs, de sorte que pour une sollicitation donnée, ce seraient, non pas une, mais
mille réponses possibles qui pourraient surgir – il y a mille manières, par exemple, de
répondre à la sollicitation donnée une petite madeleine trempée dans une tasse de porcelaine
chinoise, car c’est exactement à ce type de phénomènes, bien connus des romanciers, que
Bergson fait référence. On constate dans un cas la richesse inépuisable des associations
d’idées liées à un seul thème donné, dans l’autre l’unicité de la réponse disponible pour un
certain nombre de sollicitations possibles, celle-ci s’apparentant dès lors à l’action
réflexe (produite par la moelle, sans intervention du cerveau) : il y a, pour une stimulation
donnée, une seule réponse, la réponse adéquate ; elle est emmagasinée dans le cerveau de
l’individu, et elle ne laisse plus aucune place pour la création particulière. On pourrait
évidemment invoquer un certain nombre de racines, chez Bergson, pour ce schéma du cône.
On trouverait en particulier le renversement, constamment réitéré par cet auteur, du double
problème de la mémoire et de la perception : la véritable question n’est pas de savoir pourquoi
un esprit pourra, à un moment donné, « mettre la main » sur un souvenir susceptible de
s’appliquer à une perception donnée, mais pourquoi ce ne sont pas mille et mille souvenirs
qui, à chaque instant, viennent presser contre la porte de la conscience pour la franchir tous
simultanément, ce qui irrémédiablement plongerait la personne dans un état que le philosophe
appelle « rêverie », « rêve » ou « distraction ». On a affaire, autrement dit, à une position
« sélective » du problème (par la sélection des candidats), et non à une position « instructive »
(par la formation des candidats). Non pas : comment un souvenir est-il produit ?, mais, bien
au contraire : comment, dans une situation donnée, ne sont-ce pas mille et mille souvenirs qui
se trouvent produits ? La « sélection », ici, est ce par quoi un seul passe la trappe, le bon (sauf,
précisément, dans les cas pathologiques). Or, on trouve une interrogation de Robert Kaddouch
liée à cette question, et posée d’une façon similaire : comment obtenir de Théodore, lorsqu’on
tente de le placer dans une situation où, pour résoudre un problème pianistique précis, il devra
proprement inventer, qu’il ne se mette pas à raconter au professeur de musique tout ce qu’il
sait sur un domaine d’analogie choisi, en l’occurrence la structure chimique du fer telle
qu’elle est consignée dans le tableau de Mendeleïev – qui fascine cet enfant bien doué –,
comment par conséquent transformer en invention musicale cette structure chimique,
comment l’amener, autrement dit, à trouver l’analogie entre la structure du fer et une
improvisation musicale localisée qu’on lui demande, à ce moment précis, d’effectuer. C’est
ainsi, soulignons-le, un nouveau problème que rencontre Robert Kaddouch dans le cours de
son développement, problème ne pouvait pas se poser au sujet de Pierre, puisque dans ce
dernier cas, le sujet craignant les situations où il devait inventer lui-même une structure
pianistique, la question pédagogique ne pouvait être qu’instructive – comment solliciter une
(seule) improvisation –, tandis que dans le cas de Théodore, il est précisément impossible de
s’en tenir à cette position du problème.
Voilà donc les trois points très généraux qui définissent le cadre dans lequel nous
aimerions maintenant présenter l’analogie à nos yeux la plus profonde, la plus secrète en
même temps, entre les conceptions pédagogiques de Robert Kaddouch et la philosophie de
Bergson. Cette analogie, qui renvoie de surcroît à l’un des aspects les plus originaux des deux
pensées, se rencontre dans l’indissociation, affirmée par Robert Kaddouch, entre la création et
la communication. À proprement parler, créer est communiquer : Robert Kaddouch défend
une compréhension de la création comme communication, et de la communication comme
création9. Or, chez Bergson, la création n’est pas seulement innovation, elle est aussi
expression de la personnalité (on se rappelle à ce sujet les analyses que consacre l’Essai sur
les données immédiates de la conscience à l’acte libre10). La création romanesque, par
exemple, ne saurait consister à tirer hors de soi des personnages absolument inédits, elle ne
saurait consister dans aucune invention ex nihilo – et Bergson, critique de l’idée de néant, est,
de ce fait, un critique de la création ex nihilo11 –, mais au contraire, pour le(s) auteur(s), à se
raconter, à s’exprimer avec adéquation ; toutefois, cette expression ne peut pas être non plus
transcription de quelque texte intérieur déjà donné, car un tel modèle, précisément en tant
qu’il est tout fait, serait, selon Bergson, l’impersonnel par excellence. Pour se raconter soimême,
il faut inventer ce soi. La durée bergsonienne, c’est là son paradoxe, est création dans
la continuation, et continuation dans la création.
Cet aspect continuatif, si l’on peut dire, de toute création, Robert Kaddouch l’aperçoit
dans la communication. Cependant, ici, il ne s’agit pas seulement, pour l’individu, de
continuer une personnalité qui est déjà la sienne, il s’agit de continuer, par exemple,
l’initiative prise par un autre musicien, ou par un professeur (dans le cas où c’est un élève qui
doit inventer), ou encore, pour le pédagogue lui-même, à réinventer, conjointement avec la
marche de chaque processus singulier d’enseignement, les méthodes pédagogiques adaptées.
On a en tête, ici, les situations d’improvisation en jazz : quand on prend un « tour de chorus »
dans l’exécution d’un morceau, on ne peut pas produire un deuxième ou un troisième chorus
comme si on était le premier à « chorusser » sur le thème qui a été donné.
La communication, cependant – et c’est là que nous aimerions complexifier une
seconde fois cette notion –, ne saurait être impersonnelle. Voilà en réalité ce qui était
important dans l’exemple de Théodore, lequel ne doit pas réciter une leçon sur la structure
chimique du fer et sur le tableau de Mendeleïev, mais au contraire transposer, trouver une
manière particulière pour transposer, cette structure à une exigence définie d’invention
musicale. C’est pourquoi une telle communication implique aussi une individuation. Ce point
est très important : la communication elle-même est individuation. Le paradoxe de la
communication, qui avait déjà à être création, se redouble sur lui-même, de sorte qu’il se fait
plus profond encore, plus intéressant encore. Ainsi l’idée qu’on trouve exposée clairement par
Robert Kaddouch, au début de l’analyse concernant de Théodore, c’est que la création peut
être innovante, mais encore impersonnelle. On a affaire ici à une combinatoire : il y a du
répétitif impersonnel, de l’innovant impersonnel, peut-être du répétitif personnel, mais
l’objectif pédagogique selon Robert Kaddouch est, ultimement, de parvenir à susciter chez
l’élève, et chez le professeur lui-même, l’innovant personnel12. Et c’est précisément là que
réside la difficulté propre au cas de Théodore, à la différence du cas de Pierre : il ne suffit plus
de susciter de l’innovant, mais de l’innovant personnel, et c’est pourquoi doit intervenir la
communication, en tant qu’elle est individuation.
Ainsi se laisse saisir, croyons-nous, le sens de l’image du mur : celle-ci peut en réalité
jouer à deux niveaux très différents, selon qu’on a affaire à un élève qu’il faut déjà rendre
innovant – c’était le cas de Pierre –, ou à un élève qu’il faut, de surcroît, rendre innovant
d’une façon personnelle, singulière et vraiment individuée, comme il en va de Théodore. Le
mur représente, dans la pédagogie de Robert Kaddouch, la fonction inhibitrice, là où le mime,
en suscitant une imitation, vient remplir une fonction pour ainsi dire « stimulative ». De sorte,
comme nous le dirons en conclusion, qu’il faut toujours ménager et le mime, et le mur. Ou
même, il y a, ici encore, indissociation, puisque c’est le mime qui doit lui-même être mur, et
le mur qui doit lui-même être mime. Simplement, il faut donc distinguer entre deux usages du
mur très différents. Selon un premier usage, visible dans le cas de Pierre, le mur est là pour
empêcher l’élève de répéter simplement un pattern qu’il a déjà conquis – ainsi, pour prévenir,
chez Pierre, la simple répétition d’une mélodie déjà connue de lui, à savoir le générique de sa
série préférée, on essaiera transposer cette mélodie dans une autre tonalité, par exemple de ré
majeur à mi majeur. Puis, une fois qu’il sera parvenu à jouer le générique dans la nouvelle
tonalité, on tentera d’affiner davantage encore le rapport à cette mélodie, en amenant Pierre,
par un accompagnement idoine, à adapter cette fois la mélodie à une tonalité mineure. Le
mur, ainsi, inhibe la répétition. Voilà un premier degré, voilà pour ainsi dire le cran inférieur,
du couple imitation-inhibition. Mais dans le cas de Théodore, on est tenu, par l’exigence
supplémentaire, de reculer le mur, de placer un cran plus haut, si l’on veut, la fonction
d’inhibition, laquelle consistera ainsi cette fois (comme c’est le cas avec le rêveur bergsonien,
toujours fécond en associations pour une seule situation présente) à comprimer chez Théodore
toute la leçon livresque dont il aimerait bien pouvoir nous entretenir, afin que seule en
demeure apparente l’aspect pertinent – et par là même original – pour la situation présente, à
savoir : une transposition, par invention analogique, de la structure chimique du fer en
production d’un thème musical nouveau.
Voilà pourquoi, en réalité, le mur est double : il intervient à deux niveaux distincts,
selon le degré d’individuation que l’on demande à l’élève. La communication est, en ce sens,
mise en relation, mais celle-ci demande à être aussi individuation et, par conséquent, division.
personnelle, dans le troisième, créative et impersonnelle, dans le dernier, créative et personnelle. »
Donc c’est une seule et même tendance qui va, ici, à l’association et à la dissociation. Or,
nous croyons que c’est là une profonde vérité, non seulement du bergsonisme explicite – sur
les deux tendances immanentes à la vie, association par la reproduction, et dissociation par
l’individuation, on peut voir la fin du troisième chapitre de L’évolution créatrice13 : la vie ne
cherche pas seulement à produire des individus, mais des individus capables de se reproduire
(idéalement de façon sexuée), ce qui implique effectivement, au sein de l’évolution
biologique, une indissociabilité de la dissociation et de l’association – mais aussi d’un
bergsonisme souterrain, et sans doute d’autant plus efficient, celui qui a passé chez les
successeurs de Bergson. Nous songeons à deux d’entre eux en particulier : d’une part
Deleuze, qui, avec Guattari dans Mille plateaux, pensera inverser Bergson en parlant, non pas
d’une évolution créatrice, mais d’une « involution » créatrice14 – entendant par là que
l’évolution n’est pas simplement, comme il feint de l’avoir lu chez Bergson, production de
singularités, mais aussi instauration de connexions, ce qu’il appelera pour sa part des
« rencontres » ou des « agencements ». Pourtant, Bergson prête déjà attention aux processus
de rencontres ou aux constitutions d’agencements au sein de l’individuation elle-même,
comme nous le montrent, dans L’évolution créatrice, son analyse de la reproduction sexuée
(mentionnée à l’instant), et dans Les deux sources de la morale et de la religion, son analyse
de l’émotion (l’action morale a pour trait distinctif, non pas la conformité à une loi identique
pour tous, mais l’originalité, en tant que celle-ci, toutefois, constitue le pendant d’un appel
incarné qui m’émeut). C’est ce caractère individuant de la rencontre que l’on retrouve,
précisément, chez Robert Kaddouch, pour qui, comme nous l’avons dit, la création, en plus
d’être individuation, est communication. Mais nous songeons aussi à Simondon, qui a produit,
dans le contexte du post-bergsonisme (c’est-à-dire : dans un contexte où plus personne ne se
dit « bergsonien », mais où, justement, les enseignements de Bergson remontent de la
profondeur à la surface), le livre majeur sur l’individuation15, et selon qui l’individuation
engage nécessairement un processus d’association : c’est ce qui apparaît, en particulier, à la
fin du livre de Simondon, lorsque celui-ci en vient à parler de l’individuation collective en
montrant que la constitution d’une société repose, non pas, comme le croient les théoriciens
libéraux, sur l’association entre des individualités atomistiques déjà données, mais au
contraire sur un nouveau type d’individuation : de sorte que l’entrée de l’individu dans la
société, ou plutôt la prise de forme d’une société comme totalité, est une individuation. Ici
encore, ce qui est plus classiquement pensé comme communication est en réalité
individuation. Il ne faut donc plus dire que les deux notions s’opposent, puisqu’au contraire
elles apparaissent comme reliées par un lien extrêmement étroit. Or, voilà un point qui, nous
avons essayé de le montrer, est vraiment inscrit au coeur du livre, et surtout de la pratique
pédagogique, de Robert Kaddouch.
Maintenant, l’indissociation entre ces deux tendances pouvant paraître contradictoires,
la communication et l’individuation, se répercute sur les deux images données dans le titre du
livre de Robbert Kaddouch, celles du mur et du mime. Car si la communication est toujours
individuation, alors de la même façon, mais à un niveau différent, inhiber la reproduction du
même chez un élève sera toujours, simultanément et par là même, susciter chez lui la
production l’original. Le mur est ce qui empêche de répéter, mais en même temps l’imitation
est ce qui rend possible, sous une forme minimale, la répétition, laquelle ne sera pas
reproduction ou copie de ce qui est déjà existant (ce qu’on pourrait appeler la « mauvaise »
répétition), mais au contraire imitation d’un modèle (la « bonne » répétition), au sens exact
où, selon Bergson, le vecteur de l’action morale n’est pas la loi à laquelle il s’agirait d’obéir,
mais la personne concrète, encore vivante ou simplement remémorée, dont on cherche, non
pas à refaire l’action dans des circonstances à peu près identiques, mais bien à transposer
l’action sous des climats nouveaux . L’opposition décisive s’institue donc entre répéter et
continuer16. Créer n’est pas répéter, mais continuer. Et si continuer suppose effectivement une
pratique imitative – la « répétition minimale » dont il vient d’être question –, cette imitation
n’est pas recopiage d’un modèle, mais prolongation d’un mouvement une fois initié.
Telle est, bien entendu, la fonction du mime. Le mime se révèle comme l’autre aspect,
l’autre face pour ainsi dire, du mur. Et c’est pourquoi Robert Kaddouch parlera, non pas,
justement, de « modèles » – il ne s’agit pas, pour le maître, d’être un « modèle » à l’égard
l’élève, lequel dès lors reproduirait mécaniquement ce que le premier lui montre –, mais, avec
beaucoup d’insistance, de « faux modèles ». Si le professeur se donne un temps comme un
modèle, c’est afin de susciter la reproduction minimale dont nous parlions ; mais il demeure
un faux modèle, parce que suffisamment imprécis pour amener l’élève à créer, lui-même, la
solution du problème musical survenu. Défiance envers tous les modèles : revenons, pour
cela, au problème de Théodore, tel qu’il nous apparaît en particulier à la page 56. Il s’agit
d’inspirer à cet élève une façon de transposer analogiquement la structure chimique de
l’élément « fer » en motif musical. Il s’agit donc de lui suggérer des relations entre la
structure de cet élément, d’une part, et les différentes hauteurs, valeurs de durée,
accompagnement éventuel, de ce thème que l’on cherche à composer avec lui. Pour parvenir à
cela, Robert Kaddouch ne cherche pas à approfondir la structure de l’élément « fer » luimême,
car que ce serait donner occasion à Théodore de réciter, tout bonnement, sa
leçon (voilà où il faut être « mur ») ; ce pédagogue opère en revanche un détour par un
troisième lieu analogique, en l’occurrence l’oeuvre du peintre Calder. Celui-ci peignait
volontiers des figures humaines rappelant un peu la structure d’une molécule, pourvues de
formes plus ou moins sphériques reliées entre elles par des branches métalliques. Robert
Kaddouch montre donc à son élève, dans un livre contenant des reproductions des oeuvres de
Calder, autant d’éléments qui viendront introduire du faux, de l’imprécis, au sein de la
relation qui pourrait se tracer, par une simple correspondance bi-univoque, entre l’élément
chimique et le thème musical17. Pour l’élève, il s’agit ainsi d’inventer, non pas un pont entre le
fer et le thème musical, mais un motif encore différent, un tiers motif pour ainsi parler, qui
pourrait être commun, non seulement deux objets considérés, mais à plusieurs autres encore –
chimiques, picturaux, musicaux, etc. « Conductibilité » désigne exactement l’attitude, acquise
par l’élève aidé du professeur, où celui-là est capable de résoudre créativement, par
l’invention d’un motif nouveau, une problématique qui est encore ouverte, qui ne peut être
fermée, et qui ne saurait être levée par une solution valant dans tous les cas.
Par « conductibilité », il faut donc toujours entendre une situation, une posture : le
professeur place l’élève dans une attitude de conductibilité, il n’est pas lui-même un vecteur
causal, il n’exerce aucune causalité transitive en direction de l’élève. On s’aperçoit, dès lors,
que « conductibilité » possède un sens quasi électrique ou électronique : tout comme on parle
d’un matériau qui « est conducteur » ou qui « n’est pas conducteur », la pédagogie de Robert
Kaddouch vise à faire de l’élève lui-même, en quelque sorte, un matériau conducteur. Ce qui
toutefois suppose que le professeur, conjointement, soit capable de faire de sa propre
personne, et de refaire de sa propre personne, à chaque séance d’une manière inédite, un
matériau conducteur. Voilà l’ultime implication de l’articulation théorique, rigoureuse et
souple en même temps, de la communication et de la création.
Arnaud FRANÇOIS