Bergson, Kaddouch : comment concilier le Beau, le Bien et le Vrai en éducation ?
L’école assure aujourd’hui la transmission de connaissances rationnelles, la formation du jugement esthétique et la diffusion de valeurs de vie en collectivité. Est-elle pour autant capable de garantir tout à la fois l’accès aux sciences, aux arts et aux valeurs morales, ou pour le dire autrement au Vrai, au Beau et au Bien ? Nous allons commencer par une comparaison entre Platon et Rousseau. A partir de celle-ci, nous allons montrer que la conciliation entre le Vrai et le Bien et plus généralement entre le Vrai, le Beau et le Bien constitue un problème proprement philosophique et particulièrement fondamental pour toute philosophie contemporaine de l’éducation. Nous verrons alors dans quelle mesure les travaux de Bergson et de Robert Kaddouch permettent de le résoudre.
Le rôle du philosophe dans la Cité chez Platon
Au début du livre VII de La République, Socrate expose à son interlocuteur (Glaucon) la célèbre allégorie de la caverne. Ce dialogue est en un certain sens un tournant dans la philosophie platonicienne qui mérite d’être souligné. Il ne s’agit plus dans celui-ci d’opposer uniquement la philosophie à l’opinion. La question n’est plus simplement de louer la connaissance philosophique au détriment de la connaissance ordinaire. Souvenons-nous que dans le livre précédent et dans de nombreux dialogues antérieurs, Platon soutient, à travers la voix de ses personnages, que le philosophie consiste à rechercher le Vrai. Il importe de connaître notre monde. C’est la connaissance qui rend en dernière instance un homme supérieurement heureux. Cette perspective ne change pas dans La République. La connaissance reste la source d’un bonheur suprême. L’allégorie de la caverne apporte cependant un élément nouveau. Parmi l’ensemble des Idées qui composent le savoir universel et immuable, une Idée domine toutes les autres. Elle est la source de toutes et celle à partir de laquelle l’homme devient capable de connaître. Cette Idée ultime est l’Idée de Bien. Certes, l’allégorie de la caverne rappelle à quel point il est difficile au philosophe de se faire accepter par les membres de sa Cité. Mais Socrate ajoute que les philosophes doivent retourner dans la caverne. L’idée de Bien doit les obliger à redescendre parmi leur semblable. Ils ne peuvent limiter leur activité à la connaissance.
En résumé, le philosophe commence par fuir la caverne. Ensuite, il doit s’habituer à la luminosité. Accéder à la connaissance est contraignant. On ne devient pas immédiatement savant et bienheureux. Mais il faut dans un second temps avoir le courage de revenir dans la caverne, de faire partager les bienfaits de la vérité à ceux qui sont demeurés enchaînés dans le pays des préjugés Cette tâche est fort périlleuse. Les ignorants préfèreront le plus souvent l’opinion à l’Idée, le faux au vrai. Ils s’y sont habitués. Ils ne connaissent que les ombres des Idées qui se reflètent sur les murs de la caverne et non les Idées elle-même. Ils demeurent prisonniers des apparences. Leur réaction face au savant peut par conséquent être violente. Toutefois, l’Idée de Bien, l’Idée suprême, symbolisée par le soleil dans l’allégorie de la caverne, les contraints à porter secours à la Cité. Le Vrai doit être mis au service du Bien, c’est-à-dire au service de la conduite de la Cité. Faire le Bien pour un philosophe revient au final à accepter sa mission au sein de la Cité. Cette tâche n’est rien d’autre que celle qui consiste à gouverner la Cité. En définitive, l’allégorie de la caverne illustre le caractère pénible et politique de la fonction du philosophe au sein de la Cité. C’est pourquoi Socrate opère une double critique. D’une part, il dénonce la doxa et indique une nouvelle fois à quel point celle-ci constitue une illusion et même une menace pour la connaissance authentique. Mais d’autre part, il dénonce ces philosophes, ces savants, qui refusent de se soumettre au Bien.
« Il nous incombera donc, à nous fondateurs, d’obliger les meilleurs naturels à se tourner vers cette science que nous avons reconnue tout à l’heure comme la plus sublime, à voir le bien et à faire cette ascension; mais, après qu’ils se seront ainsi élevés et auront suffisamment contemplé le bien, gardons-nous de leur permettre ce qu’on leur permet aujourd’hui. Quoi donc ? demanda Glaucon, De rester là-haut, répondit Socrate, de refuser de descendre de nouveau parmi les prisonniers et de partager avec eux travaux et honneurs, quel que soit le cas qu’on en doive faire
Hé quoi ! s’écria Glaucon, commettrons-nous à leur égard l’injustice de les forcer à mener une vie misérable, alors qu’ils pourraient jouir d’une condition plus heureuse? Tu oublies encore une fois, mon ami, dit Socrate, que la loi ne se préoccupe pas d’assurer un bonheur exceptionnel à une classe de citoyens, mais qu’elle s’efforce de réaliser le bonheur de la cité tout entière, en unissant les citoyens par la persuasion ou la contrainte, et en les amenant à se faire part les uns aux autres des avantages que chaque classe peut apporter à la communauté; et que, si elle forme de tels hommes dans la cité, ce n’est point pour les laisser libres de se tourner du côté qu’il leur plaît, mais pour les faire concourir à fortifier le lien de l’État. C’est vrai, dit Glaucon, je l’avais oublié. Socrate ajoute alors : au reste, Glaucon, observe que nous ne serons pas coupables d’injustice envers les philosophes qui se seront formés chez nous, mais que nous aurons de justes raisons à leur donner en les forçant à se charger de la conduite et de la garde des autres. »[1]
La philosophie de Rousseau
Le Bien prime par conséquent sur le Vrai chez Platon. On ne peut se limiter à connaître pour Platon. Il importe de recourir à la connaissance pour gouverner rationnellement la Cité. Peu d’hommes peuvent accéder au Vrai selon Platon. Le philosophe n’a donc pas pour mission d’enseigner le Vrai aux membres de la Cité. Ces derniers resteront à jamais enfermés dans la caverne. Le philosophe a plutôt pour rôle de les guider. Le savant sait et oriente pour cette raison ceux qui ne savent pas.
Il est évident qu’une telle conception de l’organisation de l’État diffère de celle de Rousseau. Pour ce dernier, les sociétés humaines doivent devenir des démocraties directes, c’est-à-dire des démocraties dans lesquelles n’importe quel membre d’un État vote directement les lois, sans l’intermédiaire de représentants. Tout le monde est capable de gouverner et doit au final gouverner selon Rousseau. Cependant, le passage à la démocratie n’est pas immédiat. Il exige en fonction du contexte, d’adopter telle ou telle forme d’organisation, afin de tendre progressivement vers la démocratie. Le « matérialisme du sage »[2] est chez Rousseau cette connaissance des réalités sociales, économiques, politique, psychologiques, des êtres humains, indispensable à toute transformation d’une société. « Il y a donc chez Rousseau, écrit Éliane Martin-Haag, la pensée non pas d’une doctrine démocratique, mais d’un devenir démocratique adapté aux temps modernes et aux situations propres à ces temps »[3]. Au même titre que chez Platon, le Vrai est donc clairement au service du Bien chez Rousseau, même si le Vrai et le Bien n’ont naturellement pas le même contenu chez ces deux auteurs. A la différence de Platon, ce n’est pas pour Rousseau à une élite de gouverner l’État. L’aristocratie platonicienne n’est pas compatible avec la démocratie rousseauiste. Toutefois, ce n’est pas cette opposition que voulons traiter. C’est la forme de la relation entre le Vrai et le Bien qui nous importe, indépendamment du contenu de ces notions. Quelle est la caractéristique de cette forme et pour quelle raison nous intéresse-t-elle ?
La relation transcendante ou immanente entre le Vrai et le Bien
Pour Platon, le Vrai peut être mis au service de la malice, des envies les plus basses de l’âme. Socrate l’explique dans le Livre VII de La République. «(…) la vertu de science appartient très probablement à quelque chose de plus divin qui ne perd jamais sa force, et qui, selon la direction qu’on lui donne, devient utile et avantageux ou inutile et nuisible »[4]. Le savant peut donc être connaître la vérité sans pour autant être bon. La connaissance est un acte dont la finalité peut être morale ou immorale. En ce sens, le Vrai et le Bien restent disjoints. L’idée de Bien est une idée qui se situe pour ainsi dire à l’écart des autres Idées. Le Bien n’est pas contenu dans le Vrai même lorsque le Vrai se met au service du Bien. Chez Platon, le Vrai s’associe au Bien, comme une pièce d’un puzzle à une autre. Ils ne s’emboitent pas l’un dans l’autre. Chacun reste à sa place. Aucun ne pénètre à l’intérieur de l’autre. Socrate l’explique déjà au livre VI à Glaucon : « (…) si belles que soient ces deux choses, la science et la vérité, tu ne te tromperas point en pensant que l’idée du bien en est distincte et les surpasse en beauté »[5]. Il ne faut pas confondre le Soleil et les Idées qu’il éclaire, le Bien et le Vrai. Mais retenons surtout que le Bien est transcendant au Vrai dans la philosophie platonicienne.
Or, ce n’est pas le cas dans la philosophie rousseauiste. Comme le montre Éliane Martin-Haag, Rousseau est le premier à introduire le Bien dans toute pensée ou action humaine. A la différence de Platon, Rousseau ne considère pas qu’il existe des actes immoraux, c’est-à-dire des actes mal intentionnés. Pour Rousseau, tout acte est animé d’une bonne intention. Le mal est un bien qui se méprend sur les dispositifs à mettre en place pour se réaliser. Rousseau révolutionne de cette façon le problème du mal. Mal agir ne consiste plus à poursuivre des fins mauvaises, mais à opter pour des moyens inadéquats.
Aussi la critique du savant n’a pas la même forme chez Platon et Rousseau. Socrate dénonce la malice de certains savants, leur mauvaises intentions. Il leur reproche de se tromper de fin. Rousseau ne dénonce nullement les mauvaises intentions du savant. Comme tout être humain, les savants ne disposent que de bonnes intentions. Rousseau soutient plutôt que les savants se trompent de moyens et se méprennent pour cette raison sur leur intention.
Reprenons brièvement pour le montrer Les Rêveries du promeneur solitaire. Rousseau fuit l’hostilité de ses contemporains. Il s’isole sur une petite île paisible et s’adonne à la botanique. Nous pourrions croire un instant que son intérêt pour la botanique est purement désintéressé. Il chercherait simplement à satisfaire sa soif de connaissance, sa curiosité. Rousseau donne par ailleurs cette impression tout le long du texte lors de ses multiples promenades. Il se livre à la contemplation du Beau ou du Vrai. Le Bien, la félicité publique, ne semble plus le préoccuper. Pourtant, il ne faudrait réduire ce texte splendide à une ode romantique. Rousseau ne se contente pas de magnifier la beauté ou l’ordre de la nature. En une courte phrase, Rousseau indique qu’il ne peut pas se détacher du Bien : « [la botanique me] transporte dans des habitations paisibles au milieu de gens simples et bons tels que ceux avec qui j’ai vécu jadis »[6]. Nous ne nous délectons donc pas d’un paysage. En vérité, nous sympathisons avec lui. La conscience conserve une sorte d’animisme subtil. C’est pourquoi Rousseau n’insiste pas sur ce dernier. Il s’agit de rester réaliste, de peindre la conscience telle qu’elle se vit. Rousseau demeure un talentueux psychologique qui sait que l’âme se raconte en permanence des histoires. En d’autres termes, tous nos actes ont une intention sociale, morale. Ils visent tous à établir des relations de fraternité avec les autres consciences. Mais lorsque notre conscience n’y parvient plus réellement, elle simule ces relations et perd alors de vue la finalité réelle de son action. Le Vrai n’est donc jamais poursuivi pour lui-même dans la philosophie rousseausite, même lorsque nous le croyons. Le Bien reste intérieur au Vrai comme à tout acte. Il devient simplement plus ou moins visible en lui. En un mot, le Bien est immanent au Vrai chez Rousseau.
Un problème de philosophie de l’éducation
Est-il utile pour autant de s’interroger sur le caractère transcendant ou immanent de la relation entre le Vrai et le Bien ? Dans quelle mesure cela concerne-t-il le domaine de la pédagogie ?
Pour le comprendre, rappelons que l’école assure de nos jours l’instruction de savoirs rationnels, la formation du jugement esthétique et la transmission de règles de vie en collectivité. L’histoire, la biologie, les mathématiques, constituent, en effet, des disciplines véritablement spéculatives. Elles diffusent des connaissances désintéressées qui nous dévoilent la mécanique du monde organique et inorganique. Les arts plastiques, les lettres, la musique nous apprennent quant à eux à apprécier la différence entre des créations médiocres et des œuvres de qualité. Ces matières appartiennent pour cette raison au domaine de l’esthétique. Enfin, respecter un ensemble de règles communes, participer parfois à la constitution de certaines de ces règles, réaliser avec ses pairs des projets collectifs, nous invite à adopter des comportements respectueux et civiques. Nous pénétrons ainsi dans le champ de l’éthique individuelle, collective, sociale, politique, etc. En résumé, l’école développe nos capacités spéculatives, esthétiques et éthiques. Elle nous permet d’accéder au Vrai, au Beau et au Bien. Elle nous offre au premier abord la possibilité de devenir tout à la fois savant, esthète et vertueux.
Ces trois objectifs sont toutefois poursuivis séparément. Il est vrai que le professeur d’histoire ne manquera pas de rattacher telle partie du programme à telle préoccupation politique. Tel projet collectif favorisera la pratique des musées, des arts, etc. Le professeur de littérature soulignera la pertinence des analyses historiques ou psychologique de tel ou tel auteur. Le Vrai conduira ainsi au Bien, le Bien au Beau, et le Beau au Vrai. Cependant, cette circularité ne doit pas nous empêcher de voir que chaque discipline accentue fortement la dimension spéculative, esthétique ou éthique de l’élève. Quel professeur de mathématique accorde une égale importance à l’élégance et à l’exactitude d’une démonstration ? Quel professeur de français vérifie la valeur scientifique ou philosophique des thèses soutenues par un grand écrivain ? Quel conseiller d’éducation se préoccupe de la beauté ou de la vérité de telle ou telle idée lorsqu’il convoque des élèves à son bureau ? Dans les faits, chaque membre de la communauté éducative poursuit un objectif distinct de celui des autres. Certains visent essentiellement le Vrai, d’autres le Beau, d’autres le Bien. Cette poursuite d’objectifs différents finit même par s’incarner dans des filières que l’on nomme scientifiques, littéraires, médico-sociales, etc. Ce ne sont plus seulement les enseignants mais les élèves qui s’enferment à leur tour dans la satisfaction de telle ou telle fin. Autrement dit, le système scolaire nous offre moins la possibilité d’être savants, esthète et vertueux que d’être savant ou esthète ou vertueux. On espère que les savants conserveront quelque chose de leur cours de littérature, que les littéraires ne conserveront pas toujours leur aversion pour les sciences, ou que les éducateurs sociaux ne réduiront pas la culture à des pratiques superficielles de celle-ci. Le problème est donc de savoir si nous devons nous contenter de spécialiser et d’espérer que cette spécialisation ne sera pas totale ou au contraire réfléchir à des pratiques éducatives qui évitent de tronquer l’individu.
Sur cette question, la philosophie a un rôle décisif à jouer. Pour rassembler le Vrai, le Beau et le Bien dans un même enseignement, nous pourrions être tentés en effet de les rapprocher dans le temps et dans l’espace. De cette manière, nous nous passons de toute philosophie. Il est certain que le Vrai, le Beau et le Bien peuvent être poursuivis au sein d’une même structure éducative. Un instituteur a pour mission par exemple de rendre les élèves savants, esthètes et vertueux. Nous avons ainsi l’illusion qu’un même cours peut renforcer les compétences spéculatives, esthétiques et éthiques. C’est pourquoi l’on demande parfois aux divers professeurs de collège ou de lycée de se regrouper pour faire réaliser aux élèves des projets. Ces derniers sont censés concilier les sciences, l’art et le sens civique. Mais y parviennent-ils réellement ?
Il est vrai que lorsqu’un élève demande la parole pour proposer sa réponse, il paraît plus vertueux que celui qui la prend bruyamment sans se soucier de la gêne qu’il occasionne. Tout enseignant sait bien que toute situation d’apprentissage est l’occasion de travailler conjointement le Vrai et le Bien ou encore le Beau et le Bien. Toutefois, nous pouvons observer que le moment où l’élève lève la main et le moment où il répond sont pour lui deux moments disjoints dans le temps, deux actes rigoureusement distincts. L’acte vertueux est suivi d’un acte spéculatif. Ils sont effectivement proches dans le temps. Néanmoins, ils n’ont pas lieu simultanément. En ce sens, ils demeurent transcendants l’un à l’autre.
Il en va de même pour toutes les activités spéculatives, esthétiques ou éthiques que l’élève effectuera lors de la réalisation de tel ou tel projet. Il ne faudrait pas confondre en effet la proximitétemporelle et spatiale du Vrai, du Beau et du Bien et leur fusion temporelle et spatiale. Il ne suffit pas de rapprocher deux concepts, de les associer au moyen de relations diverses pour les rendre immanents l’un à l’autre. On peut attacher un bateau à un autre et faire en sorte que le déplacement de l’un entraine le déplacement de l’autre. Mais dans tous les cas, chaque bateau reste à sa place et la condition même de leur liaison est qu’ils le demeurent. De la même manière, dans un organigramme, tout élément reste extérieur aux autres et les flèches qui symbolisent telle ou telle relation n’y changent rien.
C’est très précisément ce que nous enseigne la différence entre Platon et Rousseau. Nous ne soutenons nullement la même chose quand nous associons le Vrai et le Bien et lorsque nous affirmons qu’il faut prendre conscience de ce qui a de Bien dans le Vrai. Dans le premier cas, nous rendons le Bien transcendant au Vrai, dans le second cas, nous le rendons immanent. Deux concepts peuvent être reliés étroitement et demeurer extérieurs l’un à l’autre. Sans un profond effort de clarification des notions de Vrai, de Beau et de Bien, il paraît donc vain d’essayer de les réunir. Comment penser la conciliation totale du Vrai, du Beau et du Bien afin de proposer une éducation qui ne segmente plus l’activité humaine ? Comment rendre théoriquement ces trois notions immanentes les unes aux autres ?
Le Vrai chez Bergson et Robert Kaddouch
La philosophie de Bergson et la pédagogie de Robert Kaddouch apportent une réponse semblable à cette question fondamentale. Ce fait est remarquable. Un siècle sépare ces deux auteurs. Le premier est philosophe, le second enseigne la musique, et ils ne se sont jamais lus. Leurs trajectoires n’ont rien en commun et pourtant elles se croisent. Il est rare dans l’Histoire des idées que deux auteurs aussi étrangers s’accordent à ce point.
Il est remarquable en effet que la création soit un acte de communication autant pour Bergson que pour Robert Kaddouch. De plus, lorsque nous creusons le contenu de cette thèse chez ces deux auteurs, nous trouvons des convergences encore plus profondes.
Pour Robert Kaddouch, toute création est la résolution d’un problème de recherche, c’est-à-dire d’un problème dont nous ignorons le mode de résolution. Bergson soutient très exactement la même thèse dans Matière et mémoire. Ces deux auteurs ne réduisent pas l’acte de création à l’activité artistique ou à d’autres activités exceptionnelles. La création est pour eux une fonction de l’organisme. Elle permet d’affronter les situations inédites qu’un individu peut rencontrer dans n’importe quel contexte.
Toute création revient par conséquent à acquérir une nouvelle aptitude, un nouveau mode de résolution. Tout apprentissage est la création d’une connaissance. Tout problème inédit rencontré par l’organisme requiert l’invention et non le rappel d’une solution. Par conséquent, une idée est vraie si et seulement si elle résout un problème de recherche. Comme le montre Arnaud François, le Vrai chez Bergson n’est pas la découverte de quelque chose qui serait déjà là, mais la création de celui-ci. Certes, notre éducation nous donne la possibilité de nous adapter à notre environnement. Mais elle nous apprend le plus souvent à réagir de telle ou telle manière face à telle ou telle situation. De fait, nous bachotons depuis notre plus tendre enfance. Nous engrangeons des types de problèmes et des modèles de résolutions. Ce fait ne dérange d’ailleurs nullement ce jeune élève autiste dont parle Robert Kaddouch dans Des mimes et des murs. Lui soumettre des activités convenues le rassure. Sur ce point, l’autisme n’est que la manifestation extrême d’un comportement relativement courant. Nous préférons le Faux au Vrai, le récurent à l’imprévisible, le répétitif au créatif. Au même titre que cet élève, nous nous sentons plus à l’aise dans la caverne à contempler non pas les ombres, mais les objets familiers que nous y avons entassés.
Il ne faudrait pas pour autant en conclure que la philosophie de Bergson ou la pédagogie de Robert Kaddouch réduisent la création à l’innovation. Pour ces deux auteurs, la création doit exprimer la personnalité de l’individu. Rappelons que dans Matière et mémoire, Bergson soutient que les souvenirs sont le matériau utilisé par un acte créatif. Nous résolvons des problèmes de recherche grâce à eux. C’est pourquoi nous ressentons lors d’un acte créatif non pas une sensation, mais une émotion. Une sensation ne contient que des éléments impersonnels issus de notre corps : l’effort fourni par tel ou tel muscle, etc. L’émotion possède, quant à elle, un nombre important de moments que nous avons vécus. Elle rassemble sous une forme confuse ces éléments issus de notre histoire personnelle. Nous ne nous exprimons pas pour Bergson lorsque nous racontons notre vie, mais lorsque nous créons. Les mauvais récits autobiographiques sont d’ailleurs le plus souvent impersonnels. Ils se contentent de nous faire éprouver des sensations. En vérité, il n’est pas indispensable de parler de soi pour s’exprimer. La personnalité d’un individu transparait dans ce qu’il affectionne. Une création dans un domaine qui le passionne exprime naturellement les profondeurs de l’âme, les goûts profonds de l’individu. La beauté n’est rien d’autre que la manifestation d’une émotion, d’une profondeur. Or, toute création authentique nous emporte, nous émeut. Le Vrai est donc intrinsèquement beau. Le Beau est pour cette raison immanent au Vrai chez Bergson et Robert Kaddouch.
Il s’avère donc parfaitement inutile de combiner dans un même projet scolaire des mathématiques et des arts plastiques en imaginant que de cette façon nous allons concilier le Vrai et le Beau. Lors de la résolution de problèmes de recherche, l’activité mathématique procure déjà un plaisir esthétique et la pratique des arts requiert déjà un effort spéculatif.
Le Bien chez Bergson et Robert Kaddouch
Faire de l’acte de création un acte de communication est donc une stratégie pertinente pour concilier totalement le Vrai et le Beau. Mais elle permet aussi de les concilier avec le Bien. En effet, entrer en contact avec l’émotion d’une autre conscience exige de simuler, de rejouer en nous, l’acte de création effectué par cette autre conscience. En ce sens, une communication authentique entre des consciences est un échange d’émotions et un tel commerce nécessite de la part de l’émetteur, comme du récepteur, un effort de création. Comprendre l’émotion d’un autre, c’est s’imprimer de son émotion, c’est la recréer en nous, c’est créer. Inversement, s’exprimer par la création, c’est donner les moyens à une autre conscience de retrouver l’émotion à l’origine de l’acte de création. Pour Bergson et Robert Kaddouch, la création a donc une dimension sociale en tant qu’elle instaure un dialogue entre des consciences.
Sur ce point, Bergson et Robert Kaddouch prolongent les travaux de Rousseau sur la psychologie humaine. Toute conscience vise à fraterniser avec les autres consciences. Cette thèse rousseauiste est reprise et renouvelée par Bergson et Robert Kaddouch. Les consciences visent toujours à sympathiser, mais elles n’y parviennent véritablement qu’à l’aide d’émotions, d’actes de création. C’est ainsi qu’elles se donnent à voir les unes aux autres, qu’elles partagent leurs expériences vécues et qu’elles se témoignent leur amitié. Tout acte de création authentique est un acte joyeux d’expression ou d’impression d’une émotion, c’est-à-dire de communication. C’est ainsi que le Vrai, le Beau et le Bien sont totalement conciliés dans la philosophie bergsonienne et dans la pédagogie de Robert Kaddouch. Chacune dispose même d’un terme pour désigner cette conciliation. Bergson la nomme « amour » et Robert Kaddouch « conductibilité ».
Toute discipline scolaire est donc potentiellement porteuse de Vrai, de Beau et de Bien. Il ne sert à rien de chercher en dehors d’elle-même des ressources spéculatives, esthétiques ou éthiques. C’est par l’approfondissement de chaque matière et non par l’association de plusieurs d’entre elles que nous pouvons espérer développer chez les élèves des actions vraies, belles, et bonnes. Du moins, telles sont les conclusions auxquelles les œuvres de Bergson et de Robert Kaddouch nous ont conduites.
[1] Platon, La République, 519d ; trad. Victor Cousin
[2] Éliane Martin-Haag, Rousseau ou La Conscience sociale des Lumières, Paris, Honoré Champion, p. 299 et s.
[3] Ibid, p. 298.
[4] Platon, La République, 518e, trad. Victor Cousin
[5] Ibid, 508e
[6] Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire, Paris, Flammarion, 1997, p. 148