Pierre, élève actuel de Robert Kaddouch, âgé de 26 ans, et ayant débuté ses cours avec moi à l’âge de 4 ans.
Le moteur de ma pratique pédagogique est la conductibilité. Cette faculté humaine consiste à communiquer par la création. En ce sens, la conductibilité ne constitue pas seulement la possibilité d’inventer une solution dans une situation-problème inédite. Elle ne se réduit pas à l’innovation. Elle permet de partager sa sensibilité, et de devenir réceptif à la sensibilité d’autrui. En résumé, création et communication demeurent les deux dimensions fondamentales de la conductibilité.
Pour illustrer de quelle façon ce concept pédagogique oriente mon enseignement de la musique, je propose de relater une séance réelle, particulièrement représentative de mon approche. Cette séance se déroule avec Pierre, un élève alors âgé de onze ans, autiste, que j’accueille depuis l’âge de quatre ans.
Au premier abord, on pourrait croire que l’autisme forme un handicap qui rendrait Pierre à jamais incapable de conductibilité. Comme on le sait, les autistes ont des difficultés à établir un dialogue et à accepter des situations non routinières. Communication et création apparaissent par conséquent d’autant plus impossibles dans le cas de l’autisme. Pourtant je trouverais dommage de ne pas donner à Pierre la possibilité de s’exprimer, de tenter de saisir un point de vue différent du sien, et d’inventer. C’est pourquoi j’essaie moins de lui transmettre des savoirs musicaux, qu’il pourrait acquérir par simple imitation, que de le mettre dans des situations dans lesquelles il se trouve invité ou contraint à s’affirmer, deviner ce que je pense, et créer. En ce sens, Pierre n’est guère différent à mes yeux des autres élèves. Je poursuis avec lui les mêmes objectifs, et je cherche dans ses aptitudes les ressorts qui le conduiront à adopter une posture ouverte sur soi, sur autrui, et sur l’inédit.
Dans mon approche, la culture musicale demeure un outil au service d’un désir de communication et de création qu’il faut d’abord réveiller avant de lui présenter ce dont il a besoin pour s’épanouir effectivement. Je m’intéresse moins aux résultats qu’au développement de ce qui produit ces résultats. Cependant, cela ne signifie pas qu’il importe peu d’apprendre quoi que ce soit. Au contraire, si Pierre n’acquiert pas de compétences musicales nouvelles durant des activités de conductibilité, il finira par tourner en rond, à l’image de ces enfants qui dessinent puis se lassent un jour de ne plus évoluer, c’est-à-dire de ne plus parvenir à représenter ce qu’ils aimeraient figurer, l’ambition grandissant avec l’âge. Pour cette raison, je reste opposé à ces dispositifs activistes qui exposent l’enfant à des activités plaisantes de création ou non qui ne débouchent sur aucune structuration, autrement dit sur aucun apprentissage réel et exigent. La connaissance est un moyen indispensable. Sans elle, la conductibilité devient une faculté impuissante, un fonctionnement qui s’éteint à force de ne plus rien engendrer de pertinent, une motivation veine. Toutefois, je me dois de respecter l’ordre des choses, et de veiller pour l’instant à ce que Pierre adopte une attitude de conductibilité avant de le mener à une connaissance musicale adaptée à son niveau et à ce qu’il cherchera à créer lors du cours.
Lorsque Pierre arrive à mon école, nous reproduisons pour commencer le même scénario. Ce rituel le rassure et lui ressemble dans la mesure où il n’apprécie guère le changement. Sa mère l’amène toujours à la même heure. Ils patientent à peine. Pierre ne supporterait ni d’attendre trop longtemps, ni mon retard, car l’autisme l’oblige à accorder au respect des horaires un intérêt vital. Dès que je viens pour l’accueillir, il demande à sa mère de me raconter sa semaine. Elle l’encourage d’abord à le faire lui-même puis, comme il refuse inévitablement, elle finit par me la résumer. Nous laissons ensuite sa mère, entrons dans la salle de musique, et nous installons au piano.
Sur le rebord de ce dernier se tient une petite horloge. Pierre observe très vite un détail d’importance pour lui : je n’ai pas mis mon horloge à l’heure d’été. En vérité, j’ai délibérément évité de la régler en espérant qui le remarquerait. Je le place face à un imprévu. Cette rupture constructive a pour finalité de susciter un étonnement. J’ignore si je pourrai tirer parti de cette ouverture pour le mener vers une activité de création. C’est un pari, mais un pari sans risque. Une rupture constructive ne doit pas mettre l’élève en insécurité, même si elle le déstabilise un peu, à le sortir de sa routine. Il importe que l’élève reste en confiance, car le stress inhibe la conductibilité. Je sais que Pierre ne manquera pas de relever une perturbation de son environnement parce qu’il est particulièrement réceptif à toute altération. Il n’en demeure pas moins que je ne souhaite pas bouleverser ses habitudes. Il faut lui offrir l’opportunité de rebondir sur une modification de son quotidien sans le paniquer. Une rupture constructive n’est pas une crise mais une surprise.
J’ai de la chance car Pierre réagit positivement. Il me signale qu’à l’heure indiquée par l’horloge se déroule la série télévisée qu’il regarde toutes les semaines. Je précise que Pierre a une oreille absolue : il chante parfaitement juste et n’accepterait pas de jouer sur un instrument désaccordé. De plus, il a intégré immédiatement le nom des tonalités lorsque je lui ai présenté. C’est pourquoi, lorsqu’il commence à chanter le générique de la série, il se révèle capable de m’indiquer aussitôt que celui-ci est en ré majeur. Toutefois, il ne parvient pas à chanter les notes aigües, et il refuse de les chanter approximativement, puisqu’il ne tolère que l’exactitude. Aussi je lui propose de réaliser sa mélodie au piano. Évidemment, je ne peux pas me contenter de dire à Pierre : « tu n’as qu’à la jouer au piano » à cause de son handicap. Il me répondrait : « je ne sais pas ». Insister le renforcerait dans son refus. Pour l’inviter à utiliser l’instrument, je me mets donc à exécuter des mélodies qui ressemblent à la sienne, comme si je cherchais à la retrouver, comme si je lui demandais en langage musical « est-ce que je m’en rapproche ? ». Pierre va alors me venir en aide. Il pose ses mains sur le piano puis tente de produire du premier coup la mélodie du générique.
Immédiatement, il s’arrête. « C’est trop difficile, je ne sais pas le faire » me confie-t-il. Je feins de l’ignorer et je continue à jouer. Je tiens à ce qu’il essaie. En effet, la rupture constructive l’a mené à une situation-problème inédite pour lui, à un projet d’invention : je désire jouer cette mélodie mais j’ignore de quelle façon procéder. Par conséquent, je dois accepter d’effectuer des essai-erreurs afin de parvenir au résultat que je veux. Cette fin visée (l’objectif) et ces tâches de tâtonnement (un des moyens possibles) forment une activité de création. Certes la mélodie existe déjà. Pierre ne l’invente pas. Cependant, il doit créer les gestes nécessaires à son exécution puisqu’il ne les possède pas par avance. C’est à ce niveau que se situe l’innovation. En effet, dans une perspective éducative, il serait regrettable d’assimiler la création telle que la pratiquent des artistes amateurs ou professionnels, à la conductibilité. Une telle confusion conduirait à ne percevoir la créativité que dans des œuvres nouvelles par rapport à un contexte historique et social donné. Autant s’empêcher par un préjugé regrettable de développer l’imagination des élèves et restreindre l’enseignement à la transmission d’un savoir préformé que l’élève pourra ensuite rénover, s’il en a le talent ou le génie, après avoir endormi pendant des années sa capacité à créer. Une telle approche me condamnerait à soumettre à Pierre, à l’instar de tout élève, des situations à imiter. Or le but ultime de ma pédagogie est d’éveiller la conductibilité de chacun. Par conséquent, même si le savoir musical reste un élément important de ma démarche, il est un outil et non une fin en soi. Il doit aider l’élève à réaliser son projet musical et non se substituer à celui-ci.
Pour l’instant, l’objectif de Pierre est de réussir à jouer le générique d’une série. Je pourrais tout à fait lui jouer, et il me copierait sans grande difficulté puisqu’il a déjà suffisamment de compétences sur le plan technique. Cependant, un tel exercice n’a pas grand intérêt sur le plan éducatif parce qu’il favorise peu l’autonomie de l’élève. Le problème pour moi est donc le suivant : comment conduire Pierre à essayer de découvrir par lui-même la manière de jouer sa mélodie alors qu’il refuse même d’essayer ? J’insiste sur le verbe « conduire » car on ne réanime pas la conductibilité d’un élève en appliquant sur celui-ci des recettes pédagogiques. Le professeur se doit lui-aussi d’improviser à chaque instant, d’inventer la progression la plus adéquate à l’élève, c’est-à-dire aux désirs et aux aptitudes qu’il manifeste sur le moment.
De fait, la situation semble bloquée. Je continue à jouer mais Pierre persiste dans son refus.
Il faut que je réagisse vite sinon Pierre va définitivement renoncer à son projet de création. Il importe de ne pas briser son élan. La séance doit demeurer un mouvement quasi continu. Je me rappelle alors qu’il aime les jeux de mots, comme beaucoup d’autistes. Ce détail peut paraître incongru. Pourtant, il démontre selon moi que les autistes peuvent se représenter un point de vue étranger au leur, même si à cause de leur handicap ils demeurent dépourvus de cette capacité la plupart du temps.
En effet, un jeu de mot brise la régularité entre un terme et sa signification. Évidemment, un terme a toujours plusieurs significations dans une langue. Néanmoins, dans une discussion, on l’utilise pour désigner l’une de ces significations. Un échange suppose par conséquent qu’à un terme correspond une signification. Pour s’entourer d’un monde stable et rassurant, Pierre établit d’ailleurs ce type de correspondance avec une grande rigidité. C’est pourquoi il a du mal à capter les nuances que chacun de nous introduit dans un dialogue. Pour lui, la parole d’autrui n’est qu’un combiné de significations dont il maitrise avec exactitude le contenu. Aussi, il n’a jamais à deviner ce qu’autrui pense, mais à le rapporter à l’une des pensées stéréotypées qu’il a intégré à un moment ou à un autre de son existence. Nous éprouvons naturellement tous des difficultés à comprendre la spécificité, la singularité du discours d’une autre personne. Par habitude, nous nous contentons nous aussi le plus souvent d’associer à un mot un seul sens, et de réduire l’opinion d’autrui à l’une des idées que nous connaissons déjà. Mais si nous produisons un effort suffisant, nous parvenons à nous décentrer, à découvrir une nouvelle signification, ou au moins une nouvelle relation entre un mot et une signification à laquelle nous n’avions pas songé de le relier. Pour Pierre, un tel travail d’enquête et de reconfiguration de son langage reste quasi-impossible. Sa crainte d’une perturbation dans son quotidien s’oppose plus vigoureusement que pour nous à une telle démarche d’investigation et de restructuration. Son désir de fixer les correspondances langagières est très fort. Par exemple, j’ai été contraint de lui enseigner le nom des notes après lui avoir appris à entendre leur rapport sonore, pour éviter qu’il perçoive les accords comme des agrégats de notes dépourvues de relations entre elles. Dans cette perspective, son goût pour les jeux de mots constitue une brèche dans sa posture courante. Dans ce contexte particulier et limité, Pierre a manifestement plaisir à déstabiliser son propre savoir et à s’interroger sur la signification de la pensée d’autrui. En effet, le jeu de mots a pour propriété de mettre en doute la correspondance fixée entre un mot et sa signification. Or si deux significations conviennent, comment choisir ? Aussi cette indétermination génère une ambiguïté sur ce que pense l’autre personne. Que veut-elle me dire ? Se trompe-t-elle de mot ou le fait-elle exprès ? A-t-elle conscience de l’équivocité de son expression ? Sait-elle qu’elle dit une chose et une autre à la fois ? De cette façon, autrui devient pour Pierre un mystère à déchiffrer. Le goût de Pierre pour les jeux de mot révèle donc que son handicap n’est pas total. Il parvient déjà à déjouer ses habitudes, à concevoir autrui comme un inconnu, et à ne plus en avoir peur. Certes, cette aptitude a une amplitude très faible, car son handicap la contient. Néanmoins, elle existe, et c’est à partir de cet embryon de conductibilité présent en Pierre que la séance va rebondir.
Je me saisis du carnet de Pierre sur lequel je résume à chaque fois le contenu de chaque séance, et je me mets à le lire avec un accent anglais. Pierre sait parfaitement que je ne suis pas en train de parler anglais. Cependant, je reste sérieux. Pierre se met à rire. Il se demande : Robert sait-il qu’il ne parle pas anglais ou lui fait-il une farce ? Je contrains ainsi Pierre à douter de ce que je pense, comme dans le cas d’un jeu de mot. Mais l’intérêt ne se situe pas seulement ici. Je montre clairement à Pierre que je me trompe et que se tromper est une chose amusante. Je n’apprends pas à Pierre à faire avec son erreur, ou faire de son erreur un outil constructif pour atteindre un résultat, comme le proposent certaines pédagogies qui tentent de positiver l’erreur ou de s’appuyer sur celle- ci. Je l’invite clairement à faire des erreurs, parce que faire des erreurs est un plaisir en soi. Il est vrai que l’erreur est un moyen, mais c’est aussi une fin. Il importe d’enseigner aux enfants qui ont particulièrement peur d’échouer qu’on peut prendre du plaisir à échouer, ou du moins qu’on peut s’en distraire. Tant qu’on restreint l’erreur à un moyen indispensable pour parvenir à un objectif, elle demeure en tant que telle un moment désagréable puisque le plaisir ne proviendra pas d’elle mais du but visé qu’elle facilite. Il faut donc valoriser l’erreur comme on valorise la réussite. Naturellement, il s’agit de décoincer une crainte de l’échec, et non d’enfermer l’enfant dans celui-ci. L’erreur ne doit se réduire ni à une fin, ni à un moyen. Elle doit être les deux à la fois pour permettre à l’enfant de produire avec entrain des essais-erreurs qui lui donneront l’occasion d’engendrer l’objet inédit (pour lui) qu’il désire.
En riant de mon erreur, Pierre a associé du plaisir à l’idée de produire des erreurs. Or se représenter quelqu’un en train d’échouer revient à simuler l’échec en nous-même, comme se représenter quelqu’un en train de marcher se ramène à esquisser dans notre tête quelques mouvements qui pourraient déclencher notre marche s’ils se prolongeaient jusqu’aux neurones moteurs. Par conséquent, Pierre a combiné le plaisir avec la production simulée d’une erreur. La compréhension de mon activité, de mes actes, le place donc dans une posture de production avec plaisir d’erreurs. Sans rien dire, je profite de cette occasion pour poser le carnet et immédiatement me remettre à faire semblant de chercher la mélodie que Pierre ne parvenait pas à exécuter, en soulignant discrètement les notes fausses qu’il faisait (mais sans jamais proposer la bonne mélodie). Aussitôt, Pierre recommence à jouer sa mélodie, essaye plusieurs notes incorrectes jusqu’à trouver celles qu’il lui manquait, et retrouve enfin son générique. Ce jeu de fausses erreurs a donc été pour lui un levier improvisatoire. J’ai profité de sa capacité à se représenter mes erreurs pour lui montrer sans le verbaliser qu’on pouvait générer volontairement des erreurs et avec plaisir. Les erreurs ne sont donc plus tout à fait des « vrais » erreurs dans la mesure où elles ne sont plus subies ou contraignantes. Elles résultent d’un « jeu », c’est-à-dire d’un choix qui procure des émotions positives renforçant l’organisme dans son initiative. C’est pourquoi ce jeu forme un levier pour l’improvisation car il autorise la production d’essais-erreurs indispensable à toute tâche qui consiste à chercher un peu au hasard des solutions à son problème, à accepter que la solution ne viendra qu’au bout d’un moment, et à deviner ou savoir qu’on prendra du plaisir à ce cheminement imparfait mais stimulant.
A ce stade de la séance, Pierre est dans une posture de conductibilité. Cette posture ne se maintient pas pour autant indéfiniment. Dès qu’il parvient à jouer son générique, il cesse d’improviser. Il pourrait ainsi le répéter et reprendre une posture imitative. Cependant, la trace de cette posture est fraiche dans sa mémoire. Elle peut sans doute se manifester à nouveau plus aisément qu’auparavant. J’essaie donc de le remettre immédiatement dans des situations de création afin d’offrir l’occasion à son élan de conductibilité de se déployer à nouveau.
Je commence par accompagner son générique, autrement dit j’ajoute des accords pour soutenir la mélodie jouée par Pierre. Puis, je change la tonalité de mon accompagnement. L’oreille absolue de Pierre lui permet de transposer en partie sa mélodie en mi majeur. Je sais en effet qu’il va tâcher à tout prix de préserver l’équilibre sonore entre mes accords et son générique. Pierre n’a aucune sensibilité pour la musique atonale, contemporaine. Il n’apprécie d’ailleurs guère les extensions d’accords (neuvième, onzième, treizième) qui créent des ambiances plus subtiles, plus ambiguës, et préfère les bases solides de notre musique tonale (tierce, quinte, septième). Il n’aime en définitive que ce qui signifie communément la simplicité et la stabilité : les gammes tonales, la culture stéréotypée et enfantine (Henri Dès, les génériques d’émissions de télévision, Tom-Tom et Nana, etc.). Son handicap en fait un enfant modèle de sa génération. Aussi, Pierre ne tolère pas de jouer sa mélodie dans une tonalité distincte de la mienne. Cependant, il ne parvient pas à moduler parfaitement, et s’arrête. Je complimente ce qu’il vient de faire, je lui demande de le rejouer, mais Pierre déteste être pris au dépourvu, et s’obstine. Je n’ajoute rien de plus, je me remets à tenter de jouer sa mélodie dans la nouvelle tonalité. Pierre m’observe un temps, essaye à nouveau de trouver les notes qu’il lui manque, les met à jour, et réussit enfin à exécuter sa mélodie en mi majeur. Je n’ai fait au fond que rappeler non verbalement la situation antérieure et ainsi la posture qui l’accompagnait. La première posture de conductibilité remémorée de cette façon s’est relancée dans la tâche suivante. La communication entre Pierre et moi se fait moins par les mots que par les postures que je prends et que je l’invite à saisir pour qu’il les adopte à son tour. Elle passe par l’exemple de ce que je fais et non de ce que je dis, car le faire est un dire lui-aussi. Il nous enseigne sur l’attitude de l’autre personne et sur notre capacité à la déchiffrer. La communication des postures par des moyens non verbaux (musique, jeu des fausses-erreurs, etc.) est une des caractéristiques de ma pédagogie qu’un élève comme Pierre, peu enclin aux discussions, m’invite à développer et à approfondir. Je suis autant contraint que Pierre à improviser, c’est-à-dire à conduire.
Je l’interroge sur cette modulation en mi majeur car j’estime important toutefois qu’il verbalise ce qu’il ressent : « Est-ce qu’elle te plaît ? ». Mais il reste muet. Je réalise alors sa mélodie au même endroit mais avec la main gauche. Pierre essaie puis y parvient. Je le questionne à nouveau : « Est-ce que c’est la même chose ? ». Pierre ne me répond toujours pas. Je lui dis alors de la jouer avec la main droite pour comparer. Il s’exécute, puis, d’un coup, il se met à jouer les deux en même temps, et se met à rire. De façon inattendue pour moi, Pierre a joué quelque chose d’inédit pour lui. Je n’ai pas eu besoin cette fois pour passer d’une rupture constructive à une activité de conductibilité de recourir à un levier improvisatoire quelconque. Il m’a suffit de rompre la répétition du générique en mi majeur et de solliciter Pierre à faire autre chose pour qu’il décide de lui-même à faire non seulement autre chose, mais quelque chose de nouveau de son point de vue. Je n’ai pas eu besoin de le soumettre à un obstacle qui le contraignait à créer, comme lorsque j’ai modifié la tonalité de mon accompagnement. J’ai préservé l’espace de création en l’invitant à faire autre chose. Mais il aurait tout aussi bien pu m’imiter, jouer avec la main gauche puis avec la main droite. Cependant, il semble que l’élan de conductibilité activés dans les deux situations antérieures a profité de cette circonstance pour se manifester cette fois-ci spontanément. Autrement dit, nous sommes à présent dans une atmosphère ductile : la conductibilité paraît se réaliser sans mon intervention contraignante, sans un mur qui empêche une posture répétitive en présentant à l’élève une situation-problème qu’il ne peut réaliser par imitation ou reproduction.
Je lui fais alors remarquer que sa phrase ressemble à la Toccata de Bach, et je lui joue. Pierre me rétorque que ma mélodie est en mineur alors que la sienne est en majeur. Je lui propose alors d’exécuter sa phrase en mineur. Je lui présente à l’écrit la façon dont une gamme mineure se construit. Il comprend mais n’en profite pas pour réaliser sa phrase en mineur. J’expérimente une nouvelle idée : « Et si on choisissait des accords pour accompagner la mélodie de Bach et la
tienne ? ». Je lui expose divers accompagnements en mineur. Il en sélectionne un, exécute la mélodie de Bach par dessus, puis enfin celle de son générique en mineur. Cet accompagnement en mineur n’est pas un mur. Il n’a pas pour fonction de neutraliser une posture qui répèterait la mélodie en majeur. Il tend à inviter non verbalement Pierre à produire sa mélodie en mineur et à faciliter cette production en lui rendant sensible, audible, les relations sonores caractéristiques du mineur que je viens de lui montrer formellement et visuellement sur une partition. Je lui offre ainsi la possibilité de s’approprier la manière dont on construit une gamme mineur en la reliant à son intelligence émotionnelle, c’est-à-dire à sa capacité à organiser de façon originale des sons qui nous plaisent. En effet, Pierre ne recopie pas la mélodie en mineur. Il la produit sans ne jamais l’avoir entendu. Il use donc de son intelligence, autrement dit de sa faculté à organiser des données (ici sonores) de manière adaptée et inédite. De plus, il s’en sert pour relater quelque chose qui lui tient à cœur (le générique de sa série préférée), en d’autres termes d’affectif. La gamme mineure ne s’apparente donc pas pour Pierre à un élément étranger et dont on ne sait que faire. Elle ressemble plutôt à un outil performant qui lui a permis de réaliser un projet créatif et personnel.
J’utilise alors la chanson rituelle des bonbons de fin de séance pour consolider cette acquisition. C’est une chanson dont on modifie le contenu en fonction de ce qu’on a appris. On la chante cette fois-ci en trois tonalités, en valse à trois temps, en marche à deux temps, en berceuse (6/8), en variant les attaques (piqué, accentué, etc.) et en mineur. Se renouveler au sein même d’un contenu répétitif s’apparente au fonctionnement de la musique baroque, d’Autumn leaves (standard de jazz), etc. Cette approche constitue une solution pédagogique efficace pour travailler avec des élèves qui appréhendent le changement. Le générique de série télévisée et la chanson rituelle des bonbons fournissent un cadre familier et sécurisant au sein duquel Pierre déploie momentanément et avec une satisfaction manifeste ses potentialités créatrices.
Analyse de la séance
Ce cours exemplaire avec Pierre illustre les différentes stratégies à adopter pour aviver et accroître la conductibilité des élèves. Dans un premier temps, proposer à l’élève une situation dans laquelle il manifestera ce qu’il apprécie. Il m’arrive parfois de rebondir sur un détail qu’un élève arbore sur ses affaires, mais en règle générale mon expérience m’a appris que le meilleur des révélateurs reste de présenter à l’élève un problème inédit apte à laisser apparaître ses goûts. Le plus souvent, je demande à l’élève même débutant d’improviser et je l’accompagne en notant les tonalités, les rythmes qu’il semble avoir envie d’effectuer et qui définissent sa personnalité musicale. Mais à cause de son handicap, Pierre refuse ce type de dispositif trop instable pour lui. Il n’en demeure pas moins que je le place délibérément face à un élément anormal et significatif pour lui : l’horloge déréglée. Il importe de retenir que cette rupture constructive ne fonctionne que parce qu’elle altère un objet primordial pour Pierre. Dans le cas d’un autre objet, ou d’une autre élève, elle n’aurait sans doute eu aucun effet. La rupture constructive requiert de s’adapter aux préoccupations simples de l’élève et d’intervenir dans ce cadre, sans pour autant prendre le risque bien entendu de blesser, ou de laisser remonter des événements dramatiques. Il s’agit de provoquer un étonnement agréable capable d’attirer à lui des éléments personnels qu’on transposera par la suite en musique. Pour y parvenir, l’enseignant doit agir sur un objet repérable par l’élève mais qui l’intéresse particulièrement. Il ne suffit de l’exposer au changement. C’est ce à quoi il est sensible qui doit devenir inédit. De cette façon, l’élève commencera à s’orienter vers une posture de conductibilité. En effet, il éprouvera alors en même temps un certain penchant pour le neuf et pour ce qu’il estime important. Il inclinera donc déjà en direction d’une activité qui consistera à produire une organisation sonore originale pour lui et représentative de ce qu’il aime.
Cette ambiance ductile ressentie par l’élève qui n’est pas encore une situation-problème de conductibilité, mais qui s’en rapproche, génère un climat propice et essentiel. C’est une posture protoconductive. L’enseignant doit veiller à son instauration systématique car le contexte d’apprentissage permet à la mémoire de se rappeler ce qu’elle peut espérer trouver dans un cours de musique : un lieu plaisant de communication et de découverte. L’ambiance donne le sens de l’apprentissage sous une forme sensible particulièrement opérante dans la durée si elle provient de l’ébauche d’attitudes précises dirigées favorablement vers la nouveauté et l’expression de ses aspirations. Elle diffuse un parfum de protoconductibilité qui facilitera la séance et les séances suivantes dans l’exacte mesure où l’élève sera prédisposé à des postures de conduite. Mes jeunes élèves adorent les différents jouets qui peuplent ma salle de cours. Pourtant, ces jouets sont assurément moins sophistiqués et récréatifs que les leurs. Leur attrait provient de l’usage que j’en fais et surtout des postures qui s’y rattachent. Ces jouets rappellent inconsciemment à l’enfant les postures protoconductives qu’il prend lorsque je m’en sers. Ils respirent leur éclosion de conductibilité.
Le lecteur familier de la littérature scientifique récente s’en est sans doute rendu compte : toutes mes stratégies pédagogiques reposent sur une certaine théorie de la représentation. Je me permets de la mentionner ici car je crois qu’elle se révèle d’une grande utilité dans la pratique enseignante. Lorsqu’un être humain perçoit ou songe à un endroit par exemple, il ne se contente pas de contempler les formes, les couleurs, ou les personnes qui s’y situent. Il se représente aussi ce qu’il a fait ou pourrait faire dans celui-ci. Or pour se représenter de tels actes, il les reproduit mentalement. Penser à un geste, c’est déclencher le circuit neuronal auquel on aurait recouru pour effectuer réellement ce geste sans le mener à son terme. C’est agir et s’arrêter au moment où les mouvements dans le cerveau vont se transformer en mouvements du corps (déplacement du bras, de la tête, des doigts, etc.). Aussi, quand je souhaite que l’élève prenne telle ou telle posture, je m’interroge sur les situations aptes à provoquer dans sa tête les mouvements que j’aimerais qu’il finisse par réaliser. J’initie à la lettre le mouvement. C’est pourquoi je me passe de toute forme de consignes lorsqu’il s’agit de solliciter la conductibilité de l’élève. Je ne lui dis jamais : « prends telle attitude », « crée ce qu’il te plaît », etc. De toute évidence, à l’aide de telles injonctions je n’obtiendrais strictement aucun résultat, quel que soit l’élève. Je procède tout autrement pour susciter la conductibilité. Dans le cas de Pierre, examinons dans le détail les dispositifs employés.
Pierre se représente essentiellement un endroit comme une organisation prévisible d’éléments dans l’espace et dans le temps. Les objets se tiennent à leur place, et les personnes agissent telles qu’elles en ont l’habitude. L’horloge a un rôle privilégié dans une telle perspective. Elle indique la durée de chaque séquence de sa vie et les isole ainsi les unes des autres. Dérégler l’horloge a provoqué l’intrusion dans la séquence « cours de musique » de données étrangères à celle-ci, appartenant à une autre séquence, celle où il regarde sa série télévisée. En d’autres termes, le dérèglement a empêché les informations qui ont coutume d’accompagner la perception de l’horloge de se présenter. De cette façon, j’ai inhibé une manière répétitive de produire des représentations. J’ai bloqué les données qui interviennent machinalement dans sa perception pour que des données originales puissent avoir accès à celle-ci. Toute représentation est un ancien fonctionnement qui s’est structuré. Tout représentation est donc une posture répétitive. Par conséquent, l’absence de créativité chez un individu n’est pas le signe de l’inexistence d’un désir de création, mais simplement la manifestation d’un ancien élan de création qui a formé sa structure, puis qui se contente depuis de la répéter. Pour empêcher la répétition, il faut alors exposer l’élève à une situation dans laquelle la structure qu’il use à chaque fois devient inadaptée. Dans ma terminologie, on doit neutraliser une posture répétitive pour donner l’occasion à l’élève de prendre une posture embryonnaire de conductibilité.
L’horloge est un élément perceptif de la situation « cours de musique ». La structure qui correspond à cet élément est l’ensemble des éléments qui vérifient cette situation, à savoir pour Pierre la position des aiguilles qui désignent le début et la fin de la séance et par exemple les musiques entendues durant les séances antérieures entre ce créneau horaire. En déréglant l’horloge, j’ai neutralisé l’élément perceptif qui convoque communément ces musiques, et sans le savoir j’en ai proposé un qui a appelé à lui une autre musique : le générique. En tant qu’information, ce dernier a ainsi quitté la structure « regarder la série télévisée » pour se coupler à la structure « cours de musique ». Il a ainsi provoqué momentanément une modification de la structure « cours de musique » par l’ajout d’un élément neuf. Le cerveau a donc été contraint de traiter cette donnée inédite, et d’entrevoir à nouveau la possibilité de modifier la structure associée à mon cours, c’est-à- dire de cesser d’être une structure qui fonctionne (une répétition) pour redevenir un fonctionnement prêt à se restructurer. La rupture constructive a donné l’occasion à Pierre d’adopter une posture protoconductive dans la mesure où durant un court instant son cerveau a remis en question la structure qu’il employait. Et douter, du moins dans le cadre de la théorie de la représentation à laquelle j’adhère, revient pour un cerveau à esquisser des mouvements inhabituels, à amorcer des reconfigurations de ses réseaux. Autrement dit douter, c’est ébaucher un changement de structure. Or la conductibilité doit se comprendre comme un mouvement de l’organisme qui prend plaisir à se déstabiliser pour façonner un nouvel équilibre, dont il profitera des potentialités inédites, pour l’abandonner au profit d’un autre, le jour où il deviendra une habitude. Aussi, susciter chez Pierre cette posture qui dessine une éventuelle restructuration, c’est lui faire réellement prendre une attitude nécessaire à la conductibilité. Il ne reste plus qu’à l’aider pour qu’il puisse conduire jusqu’à son terme ce projet de restructuration que son handicap risque très rapidement de fragiliser, puis d’endormir.
En mon absence, Pierre aurait sans doute fini par ignorer cet élément. L’autisme le contraint à ne pas attribuer de rôle à la nouveauté. Celle-ci demeure au mieux une surprise, au pire et malheureusement le plus souvent chez lui la cause d’une terrible angoisse. Le soin accordé à ne jamais bousculer Pierre, à préserver un climat de confiance, à limiter le cours à une durée raisonnable, par ailleurs semblable à celle de mes autres élèves, a contribué durant des années à la conduite d’activités de conductibilité sans jamais provoquer de crise, même si j’ai régulièrement altéré l’environnement familier de la salle de musique. Pour profiter de cet élément musical susceptible de modifier une structure, je propose immédiatement à Pierre de le jouer sur le piano, puisqu’il ne parvient pas à le chanter. Je sais que Pierre ignore de quelle façon l’exécuter. Pierre possède des structures gestuelles qui lui permettent de jouer une mélodie simple avec la main droite, suite à l’enseignement que je lui ai donné, mais il ne dispose pas encore de la structure gestuelle spécifique qui lui offrira le moyen de réaliser cette mélodie, et encore moins d’une structure générale semblable à celle d’un élève confirmé qui pourrait produire cette mélodie sans effort de reconfiguration. Aussi, j’invite Pierre à utiliser l’élément « générique » afin de le mêler aux structures gestuelles qu’il maîtrise déjà dans le but d’engendrer une nouvelle structure gestuelle apte à jouer le générique. De cette manière, Pierre passe d’une posture protoconductive (désir de conductibilité) à une posture interroconductive (situation-problème de conductibilité). Le désir rencontre dans cette situation le problème de sa réalisation matérielle et concrète. La posture conductive sera atteinte au moment où ce problème recevra sa solution. A ce stade, Pierre se pose réellement le problème des moyens à mettre en place pour satisfaire son envie d’exécuter la mélodie au piano.
J’use souvent de murs dans ma pratique, c’est-à-dire d’obstacles qui inhibent une posture répétitive. Dans le cas de Pierre, j’ai pour l’instant déréglé l’horloge (rupture constructive) et évité de lui montrer de quelle façon jouer sa mélodie (suppression du modèle à imiter). Mon idée est que la faculté à modifier une structure sans copier un comportement extérieur (la créativité en mon sens) existe en chacun de nous. Elle me parait plus courante qu’on ne le croit. Le jeune enfant explore beaucoup par lui-même. Il ne rencontre pas obligatoirement un exemple durant chacun de ses nombreux apprentissages. On confond généralement la créativité commune et la créativité exceptionnelle, celle qui revisite des structures de représentation valables pour toute une époque et non plus seulement pour un individu. C’est pourquoi on en vient à croire que la créativité n’a nullement besoin d’être sollicitée puisqu’elle n’apparaitrait pas chez tous. Elle surgirait chez les rares élus appelés pour une raison inconnue à la postérité. Pourtant, et c’est ma conviction, tout le monde a déjà été et peut être encore créatif. La créativité n’est pas une structure dont on dispose de façon innée ou acquise. C’est un type de fonctionnement de l’organisme. Aussi il ne sert strictement à rien de chercher à déclencher la créativité des élèves. Une création ne se cause pas. C’est un mouvement volontaire qu’aucun enseignant ne peut produire ou même susciter chez l’élève. A proprement parler, l’enseignant n’a aucun effet direct sur une posture créative. Son action se limite à agir sur l’environnement auditif ou physique de l’élève (horloge, élimination des modèles, etc.) parce que la posture créative réapparait systématiquement lorsque cet environnement la requiert. Le plus important demeure donc la situation dans laquelle on place l’élève. Si on le dispose dans un contexte dans lequel toutes les tâches qu’il a à produire constituent des situations-problèmes stéréotypées qu’on peut résoudre à l’aide de solutions stéréotypées, alors il ne faut pas s’étonner qu’il ne crée pas spontanément. En ce sens, un mur est un dispositif qui dans l’entourage immédiat de l’élève neutralise tout forme d’application à un problème d’une solution déjà maîtrisée par celui-ci. Si durant une improvisation un élève commence à répéter inlassablement le même genre de rythmes ou de mélodies, je vais modifier le tempo, la cadence, ou la tonalité. De cette manière, l’accompagnement, c’est-à-dire l’environnement sonore par rapport auquel il s’adapte, ne forme plus une situation-problème (que jouer ?) dans laquelle il peut se contenter de répéter inlassablement sa réponse à cette situation (je joue toujours tel rythme ou telle mélodie). Le rythme ou la mélodie entre en désaccord avec l’accompagnement au point où même un parfait débutant l’entend. Mon accompagnement est alors un mur qu’il ressent comme un blocage qui l’empêche de continuer à se répéter.
Toutefois, ma pédagogie ne se réduit pas à des dispositifs négatifs, autrement dit qui neutralisent des postures répétitives. Certes la créativité – qui est une dimension fondamentale de la conductibilité – nécessite de trouver des situations-problèmes inédites dans l’environnement proche pour se déployer. Ces situations empêchent une réponse stéréotypée de l’organisme et bloquent ainsi l’usage de structures commodes et courantes. Mais si on se limite à placer l’élève dans de telles situations, on s’assure uniquement qu’il va prendre momentanément une posture interroconductive. Rien ne garantit qu’il réussira à inventer une solution. Il importe par conséquent de l’accompagner dans la résolution de son problème. C’est à ce stade que le savoir-faire enseignant intervient au plus haut point. Il importe de l’aider à façonner sa solution sans pour autant, à aucun moment, ne la lui donner. Pierre sait ce qu’il veut, à savoir me communiquer son générique préféré. Il ne parvient pas à le chanter. Pour l’aider à réaliser son désir, je ne lui propose pas de lui jouer ce générique au piano, sinon cela reviendrait à le réaliser à sa place. Je me mets à faire semblant de chercher cette mélodie au piano. En d’autres termes, par la posture tâtonnante que j’adopte, je lui communique la posture qu’il devrait adopter s’il souhaite exécuter son générique à l’aide d’un instrument qui atteindra les hauteurs de son que sa voix ne peut produire. Je ne me contente nullement de lui dire « joue la au piano, cherche ta mélodie ». De tels propos ne sont pas des signes extérieurs suffisants qui permettent à un élève de comprendre la posture qu’il doit prendre. C’est pourquoi je mime cette posture. Je m’appuie sur la théorie de l’esprit, en d’autres termes sur la capacité d’un organisme à deviner à travers le comportement d’un autre l’intention qui préside à son comportement. Je joins cette théorie de l’esprit à une certaine théorie de la représentation. Je favorise dans l’esprit de mon élève l’effectuation de cette posture car lorsqu’il me représente en train d’agir, il doit rejouer cette posture en lui pour imaginer ce qu’elle est en moi. Aussi je ne dis pas la posture, je la fais.
De cette façon, je ne communique pas une posture grâce à des mots, mais grâce à des gestes et des sons que l’élève peut percevoir et interpréter pour saisir la posture à adopter. Ce n’est d’ailleurs pas dans le but de me passer de toute forme de langage. Au contraire, c’est parce que je considère que la musique est déjà un langage, c’est-à-dire un ensemble de signes (gestes, sons, symboles sur une partition) aptes à communiquer des postures, que je n’hésite pas à limiter l’emploi de mots, dans l’objectif de ne pas substituer au langage musical le langage verbal. Afin d’inviter ses élèves à parler anglais, un professeur d’anglais ne s’exprime pas en français. Pour la même raison je transmets moins à mes élèves les postures par des expressions verbales que par des gestes, des sons, et beaucoup plus tard par l’analyse de partitions (harmonie, etc.), propres au langage musical. Dans mes cours, on parle musique exactement comme dans un cours d’anglais on parle anglais.
J’adopte la posture tâtonnement qui est la posture que devrait prendre Pierre pour résoudre ce problème inédit pour lui. En effet, Pierre devrait produire des essai-erreurs jusqu’à parvenir à trouver en particulier ces quelques notes qu’il n’a pas découvertes immédiatement. Cependant, ce n’est pas suffisant. Pierre rejette la posture tâtonnement parce que son handicap la juge sans doute inappropriée. L’autisme contraint l’individu à s’enfermer dans des postures exclusivement répétitives pour s’adapter à son environnement. Je sais toutefois que Pierre prend une posture tâtonnement agréable pour lui lorsqu’on lui présente des jeux de mots. Dans ce cadre, osciller entre plusieurs interprétations possibles le rend joyeux. Il rit surtout d’une situation dans laquelle autrui s’amuse à produire délibérément des erreurs. Il peut donc comprendre que la production d’erreurs peut être en elle-même source de plaisir, comme je l’ai déjà expliqué précédemment. Or que signifie le mot
« comprendre » dans ma perspective pédagogique ? J’y insiste à nouveau, cela signifie que pour se représenter ce que je pense, Pierre doit simuler en lui ce qu’il croit qui se passe en moi. Il faut donc que Pierre prenne une posture de tâtonnement plaisante pour saisir que je prends une posture de tâtonnement plaisante. Certes Pierre n’a pas la possibilité le plus souvent de se décentrer, de se donner à voir ou plutôt à faire les intentions d’autrui. J’avais néanmoins noté qu’il le pouvait dans un contexte humoristique (farce, jeu de mots, etc.). J’utilise donc un ancrage : je m’appuie sur une capacité dont l’élève dispose déjà pour l’inviter à employer cette capacité dans la situation dans laquelle il se situe actuellement. Je mime la posture de tâtonnement que Pierre est déjà capable d’adopter dans un certain contexte dans le but qu’il l’adopte dans un autre contexte. Je saisis donc le carnet de Pierre, et je fais semblant de parler sérieusement en anglais en prononçant simplement à l’anglaise des mots français. Je prends par conséquent une posture volontairement source d’erreurs que Pierre peut se représenter – ce qui ne serait pas vrai dans un cadre non humoristique pour lui. Selon moi, dès qu’il se la représente (théorie de l’esprit), il l’adopte à son tour (théorie de la représentation). Pour me comprendre, il simule en lui une posture amusante de tâtonnement. C’est pourquoi il parvient aussitôt à prolonger ce mouvement plaisant et réel dans la représentation de la situation-problème qu’il se posait antérieurement. Mimer la posture de tâtonnement dans un contexte agréable et accessible pour lui, et plus précisément, mimer la posture du jeu des erreurs (produire volontairement des erreurs) a permis d’orienter efficacement Pierre parce qu’elle lui a fait prendre une posture de tâtonnement positive dans laquelle la production d’échecs est délibérée et source de sensations plaisantes. Le mur bloque une posture répétitive en présentant une situation- problème inédite. Le mime esquisse une posture apte à résoudre ce problème inédit. C’est ainsi du moins que je conçois l’accompagnement pédagogique.
Lorsque par la suite je soutiens la mélodie de Pierre en jouant des accords mineurs pour l’aider à réaliser son générique dans une tonalité mineure, je ne cesse pas de mimer. Je mime le mineur. L’intérêt du mime ne réside pas uniquement dans l’attitude générale qu’il transmet (produire des erreurs, etc.). Il ne communique ici aucun fonctionnement créatif, aucune posture de tâtonnement. Il stimule les aires auditives et motrices susceptibles de produire le générique en mineur. En effet, que composent des mouvements des aires auditives et motrices si ce n’est une posture qui ébauche déjà ce qu’est une mélodie en mineur, même vaguement ? Entendre du mineur ou essayer d’en jouer pour un cerveau humain revient sans doute au même. La perception est déjà un projet entamé, même très faiblement. Elle est donc une posture : elle est active et vise un objectif.
Il ne s’agit pas de soutenir dans cet ouvrage des thèses psychologiques ou neurologiques, même si mon intérêt constant pour ces disciplines nourrit ma pratique. C’est le pédagogue qui a tout intérêt à concevoir la perception ainsi. On insiste communément auprès des élèves pour qu’ils ressentent tel phrasé, tel mouvement, afin d’améliorer leur interprétation. Mais on ignore le plus souvent de quelle façon leur communiquer cette sensation musicale sans leur donner des techniques stéréotypées. Le professeur montre la plupart du temps à l’élève de quelle manière jouer le passage en question. Cette méthode rend l’élève dépendant de l’enseignant et norme son style de jeu. Elle ne lui instruit pas les postures utiles qui lui confèreraient le moyen de retrouver le mouvement de l’œuvre par lui-même. En revanche, accompagner l’élève avec des accords étrangers à la partition, proches à l’écoute de l’articulation à faire ressentir, engendre non seulement une perception dans l’esprit de l’élève, mais aussi un début d’action. La perception n’a rien d’un phénomène totalement passif. S’appuyer sur cette faculté de tout élève présente un avantage non négligeable. Il suffit de proposer à l’élève une organisation sonore semblable à celle qu’il doit réaliser, à l’instant où il opère, pour orienter l’élève dans la bonne direction au moment opportun, sans pour autant conditionner son geste à l’aide d’un exemple.
Quand Pierre tente de jouer sa mélodie en mineur, il active en lui la posture « jouer en mineur ». Pour renforcer cette posture sans la museler avec une illustration à singer, j’exécute des accords en mineur qui enrichissent cette posture par la posture que je prends et que je communique à l’aide de ces accords. Je me mets à la place de l’élève pour qu’il puisse se mettre à la mienne. Grâce à cette empathie réciproque, il devine dans quelle direction s’orienter, même si je veille en fonction de ses aptitudes à exposer une organisation sonore la plus éloignée possible de celle dont il doit s’approcher, afin de préserver sa créativité, sa singularité. C’est pourquoi je mime toujours des faux-modèles, c’est-à-dire des modèles qu’on ne peut recopier et qui pourtant transmettent de quelle façon procéder. Tout mime authentique contient un mur pour des postures d’imitation. La musique véritable vitalise les structures cérébrales en invitant l’élève à les reconfigurer et en le dotant des outils pour le faire. Elle n’a rien d’une musique conventionnelle qui maintient et alimente les
14
structures de l’élève en l’état, ou d’une musique troublante qui ne favorise aucun nouvel équilibre et rend la créativité désagréable ou vaine. En d’autres termes, elle ne se reconnait ni dans le divertissement, ni dans l’activisme. La musique est un langage cérébral. Elle se fonde sur des neurones-miroirs musicaux aptes à reproduire à partir de musiques entendues les postures qu’un autre être humain adopte. Il faut retenir que les sons à l’instar des gestes forment des signes langagiers qui renvoient à des postures. Un enseignant de la musique se demandera alors quels sons ou gestes s’avèrent utiles pour communiquer efficacement à un élève la posture qu’il ne parvient pas à prendre pour résoudre le problème qu’il se pose à tel moment de son cours. Il encouragera la construction et non la répétition ou la provocation. Il apprendra ainsi progressivement à ne plus parler de musique à ses élèves, et développera chez lui comme chez eux le parler musique.