Théodore, un de mes élèves actuels, âgé de 14 ans, et ayant débuté ses cours avec moi à l’âge de 15 mois.
La conductibilité est la communication par la création et le centre de toutes mes préoccupations pédagogiques. Mon objectif demeure de l’encourager chez chacun de mes élèves. Ce but ne s’atteint pas sans une interrogation continue sur ce qu’est la conductibilité et sur les dispositifs à mettre en place pour la susciter. L’exercice de l’enseignement reste pour cette raison primordial. Seule la pratique apporte des renseignements pertinents et valide l’idée qu’on se fait de la conductibilité, ou plutôt de son fonctionnement. C’est pourquoi j’invite les professeurs que je forme à entrer dans cette démarche qui suppose une reconstruction permanente de la manière dont ils conçoivent un acte conductif et le favorisent. J’évite de leur donner des idées toutes faites sur celui-ci. Certes, je leur apprends que la conductibilité est la communication par la création. Mais une telle formule nous informe moins sur le déroulement que sur les fins de l’apprentissage. Or c’est ce déroulement qui importe au métier d’enseigner. Il pose en effet les interrogations suivantes : comment communiquons-nous, créons-nous, communiquons-nous nos créations ? Mon expérience apporte des éléments de réponse à ces questions. Ils méritent tous cependant d’être vérifiés et complétés par d’autres professeurs dans des domaines extérieurs ou non à celui de la musique. Il pourrait se bâtir ainsi un savoir collectif et divers sur la conductibilité, efficace dans la pratique, qui améliorerait les savoir-faire de chaque enseignant, en attendant qu’un jour les scientifiques statuent sur les différentes approches qui émergeront de cette réflexion collégiale sur la conductibilité. Comme celui de Pierre, le cas de Théodore reste archétypal à mes yeux. Il met particulièrement en relief ce qu’est la conductibilité et principalement la manière dont elle opère. Pierre soulève la question de la faculté à créer et à se décentrer (saisir la pensée d’autrui dans ce qu’elle a d’étranger avec la mienne). Théodore m’interpelle sur la problématique de l’expression de la sensibilité propre à chacun, sur la relation entre la création et l’individuation, en d’autres termes sur la possibilité pour chaque élève de créer en fonction de ce qui l’intéresse véritablement. En plus d’enrichir ma compréhension du fonctionnement de la conductibilité, Pierre et Théodore m’informent sur les moyens concrets auxquels recourir durant un cours par les difficultés spécifiques qu’ils rencontrent. Pierre et Théodore ne partagent en rien les mêmes prédispositions sur lesquelles s’appuyer pour déclencher et préserver la conductibilité (les ancrages). Elles paraissent même aux antipodes. En effet, si Pierre symbolise celui qui serait au premier abord incapable de communiquer ou de créer, autrement dit de conduire, Théodore représente au contraire celui qui serait déjà apte à transmettre ses créations et à être attentif à celles des autres. Apprendre à conduire apparaît impossible chez Pierre, inutile chez Théodore. Pourtant, nous l’avons vu, un enseignement axé sur l’éveil et le développement de la conductibilité n’est pas impossible avec Pierre. Pour d’autres raisons que je vais évoquer à présent, un tel enseignement ne sert pas non plus à rien dans le cas de Théodore. Il s’avère même indispensable. Théodore est un enfant que les psychologues nomment « à haut potentiel ». Il a appris par exemple à lire seul à l’âge de trois ans, sans que ses parents ne s’en rendent compte. Personne ne sait à quel moment ni de quelle manière il a réalisé son apprentissage. Théodore n’a donc aucune difficulté à résoudre de façon autonome des situations-problèmes inédites pour lui. Il faut ajouter que son savoir se construit en fonction de ses intérêts personnels. Sa passion pour les oiseaux illustre ce fait. Vers quatre ans, à l’instar de beaucoup d’enfants, ces volatiles l’ont soudainement intrigué. Il a alors demandé à ses parents de lui acheter des livres sur ce sujet. Il a ensuite noté que les ouvrages disposaient parfois d’informations contradictoires – il en a fait la remarque à ses parents. Il en a déduit qu’il devait recouper plusieurs documents. Il considère en résumé qu’une information est fiable lorsque la majorité des sources s’accordent sur celles-ci. Théodore possède par conséquent d’authentiques passions, au sens où il approfondit ses centres d’intérêt, et ne se contente ni d’une recherche superficielle, ni de satisfaire une soif de nouveauté impersonnelle. Il parvient à vitaliser sa sensibilité (son admiration pour les oiseaux) à travers l’acquisition autonome de nouvelles connaissances. A la différence de la plupart des enfants qui seraient incapables de creuser leur curiosité sans l’aide soutenue d’un enseignant, il parvient à s’exprimer de façon autonome, c’est-à-dire à approfondir ce qui lui plaît, à faire de ce qui l’émerveille l’occasion d’exercer sa créativité, de s’ouvrir sur le monde, d’acquérir de nouvelles informations sensibles et intellectuelles, sans l’aide directe de quiconque. Ses goûts deviennent ainsi ce que j’appelle des « goûts profonds ». Ils ne s’apparentent pas à des penchants superficiels, momentanés, qui ne débouchent sur aucun approfondissement, aucune restructuration de l’organisme ou qui dépendent entièrement de l’environnement extérieur pour se déployer. Ils dévoilent au contraire un rapport autonome, actif, créatif et personnel à ce qui l’entoure. Créer et s’exprimer pour lui ne sont qu’une seule et même activité. Théodore nous rappelle que s’exprimer, ce n’est pas dire ou montrer ce qu’on aime, mais approfondir par nous-même ce qu’on aime. Rien ne prouve que nous désirons vraiment ce qu’on nous prétendons désirer. La seule preuve effective est l’énergie efficace ou non que nous dépensons à réaliser notre objectif et qu’un tiers ne pourra que constater. Depuis qu’il sait lire, Théodore s’est passionné pour différents sujets. Tout d’abord, l’astronomie, puis les polyèdres, les mathématiques, les éléments chimiques, les oiseaux, et enfin les dinosaures. Il les a découverts et approfondis à l’aide d’ouvrages destinés à des adolescents de quinze ans et d’internet A chaque fois, je lui ai proposé de mettre en musique des éléments de ces domaines. La mise en musique, ou plutôt selon ma terminologie la musicalisation, est une des activités phares de ma pratique pédagogique. Elle procède en deux temps. Dans une première étape, il importe d’identifier chez l’élève ce qui l’intéresse très exactement. Il ne s’agit pas simplement d’inventer par exemple une danse des molécules au moment où Théodore se préoccupe d’éléments chimiques. La musicalisation ne se réduit pas à habiller une activité de création. Elle doit interroger ce qui questionne l’élève. Elle ne part pas d’un thème, mais d’un problème qu’il se pose ou que je peux lui soumettre dans le domaine qui le passionne. Je ne requiers pas de Théodore qu’il m’indique uniquement ce qui l’attire actuellement. Je l’invite à sélectionner une planète ou un élément chimique, et à m’expliquer ce qui caractérise pour lui cette planète ou cet élément chimique. Ce problème l’oblige à adopter vis à vis de ce qui le motive une posture d’approfondissement, autrement dit une posture dans laquelle il rencontre une situation-problème inédite au sein d’un domaine qui l’intéresse particulièrement. Ainsi, je l’empêche délibérément d’évoquer d’une manière superficielle ce qu’il apprécie afin de réinitialiser en lui une posture de création. Il doit soit me rapporter une situation dans laquelle il a rencontré un problème inédit et l’a résolu, soit résoudre pour moi un nouveau problème inédit relatif à sa passion. Naturellement, je m’assure de sa réussite. Je lui présente un problème simple pour lui. Il serait imprudent et improductif de montrer à un élève que la passion qu’il développe par et pour lui-même se heurte à des obstacles insurmontables. Autant le décourager, autant lui faire adopter des postures d’échec. Si je souhaite m’appuyer sur ses postures de réussite personnelle extérieures au domaine musical (résolution réussie d’un problème inédit propre à un champs personnel d’investigation) afin de favoriser des postures de réussite personnelles en musique, il importe de veiller à ne pas l’exposer à un problème trop complexe. Il faut tout de même que ce problème soit au moins une ancienne situation-problème inédite pour lui, et non un problème si facile qu’il n’a exigé qu’une réponse préformatée. Lorsqu’un problème nous parait évident, même si nous ne l’avons jamais rencontré, sa solution est déjà pour ainsi dire en nous-même. Notre action se cantonne alors à appliquer à un problème nouveau une solution que nous n’avons nul besoin de créer puisque nous la connaissons déjà. Ne confondons pas une situation-problème inédite et une situation-problème nouvelle. Un problème n’est inédit que si et seulement si sa solution nous est inconnue. Si nous disposons de sa solution au préalable, et que seul son énoncé diffère avec ceux que nous avons déjà croisés sur notre route, ce problème constituera illusoirement un problème de création. Encourager un adolescent à aller attraper un livre qu’il n’a jamais lu sur l’étagère d’une bibliothèque n’est en rien une activité inédite, même s’il n’a jamais mis les pieds dans une quelconque bibliothèque. A son âge, normalement, une telle activité mobilise des réponses intellectuelles et motrices dont il dispose. Elle ne réclame en rien une invention, un dépassement. Une situation-problème nouvelle est tout autant une situation-problème stéréotypée qu’une situation-problème modèle dans laquelle nous connaissons non seulement la réponse à l’avance, mais aussi l’énoncé, car ce dernier ressemble trop à un énoncé que nous avons déjà rencontré et résolu. C’est pourquoi le problème proposé avant une authentique activité de musicalisation doit non seulement correspondre à un domaine qui intéresse l’élève, être réalisable rapidement durant la séance, mais avoir nécessité ou nécessiter un effort de création. Dans le cadre de ma pédagogie, toute activité de musicalisation commence par le rappel ou la découverte d’un problème de création au sein d’un domaine qui le passionne sur le moment, c’est-à-dire par l’adoption par l’élève (dans son cerveau) d’une posture de réussite personnelle. Le plus souvent par ailleurs, je me contente d’un simple rappel, car il ne s’avère pas toujours aisé à un enseignant de proposer un problème pertinent dans un domaine qui n’est pas le sien. Aussi je convie Théodore à choisir un élément chimique puis à m’expliquer aussitôt ce qui le caractérise sur le plan chimique. Il opte alors pour le fer, parce qu’il est selon lui remarquable du fait de sa stabilité. Je le prie alors de m’exposer les raisons chimiques de la stabilité du fer. C’est à ce stade que je bloque, mure, toute possibilité d’un échange superficiel entre lui et moi sur les éléments chimiques. Cette question n’a en effet rien de trivial, et même s’il y a déjà répondu auparavant, elle a certainement dû requérir de sa part un véritable travail de compréhension, de création. Je fais donc l’hypothèse que sa réponse entraîne en lui le réveil d’une ancienne posture de réussite personnelle. J’ai par conséquent provoqué cette posture. Sans mon intervention, parler d’un domaine dans lequel Théodore s’investit et crée aurait très bien pu aboutir à une communication superficielle, la superficialité de la communication provenant soit du caractère impersonnel du sujet de la discussion, soit de l’absence de postures de création chez les participants. Un élève tel que Théodore parvient à communiquer avec ou sans création, de choses qui l’intéressent ou non. C’est pourquoi tout enseignant qui interagit avec lui, comme avec n’importe quel élève, doit avoir conscience qu’il va induire un certain type de communication : communication non créative et dépersonnalisée (communication formelle), communication non créative et personnalisée (communication superficielle répétitive), communication créative et dépersonnalisée (communication superficielle impersonnelle), communication créative et personnalisée (communication ductile). Dès lors, tout enseignement qui a pour objectif l’autonomie et l’épanouissement de Théodore doit s’interroger sur les dispositifs qu’il met en place. Favoriserait-on l’autonomie de Théodore en le stimulant à l’aide d’activités de création qui ne l’intéressent pas ? Devrait-on s’attendre à ce que Théodore continue à créer par lui-même en dehors des cours (de musique ou non) si créer devenait une tâche impersonnelle ou une attitude qui ne sert à rien lors de toute forme d’échange avec ses pairs ou avec les adultes ? A l’instar de tout être humain, communiquer est vital pour lui. Par conséquent, si cette communication implique constamment une dépersonnalisation ou un endormissement de ses potentialités créatrices, il ne faudra pas s’étonner qu’il cesse de créer, ou si plus précisément de communiquer ductilement. Mais ce péril reste peu probable chez Théodore, même s’il mérite d’être souligné dans le cadre d’une réflexion plus globale sur l’éducation ou la pédagogie de la création. Théodore manifeste déjà une profonde autonomie dans l’approfondissement de ses passions et de sa relation à autrui. En effet, Théodore ne manque pas de lucidité. Il comprend ses camarades de classe, au sens où il tente de saisir les motifs pour lesquels certains d’entre eux, par exemple, ont un comportement indiscipliné. Il me raconte parfois ses analyses. Il éprouve une véritable empathie pour ses pairs qui ne se restreint pas à un sentiment de sympathie. Leur attitude lui pose des questions qui requièrent de sa part un authentique effort de création pour reconstituer les mobiles qui poussent certains à agir de telle ou telle façon. De lui-même, il sait donc avoir un rapport dynamique à autrui, dans la mesure où autrui lui apparaît comme un autre parce qu’il faut le deviner, et non le ranger dans une de ces catégories préconçues qu’on se fait sur les gens. En résumé, il importe donc de retenir que Théodore arrive à se décentrer et à s’exprimer de façon créative et autonome. C’est ce que je souhaitais montrer pour commencer. Ses essais de « psychanalyse » de ses camarades, et sa passion soutenue pour différents domaines scientifiques le prouvent. Aussi, il se révèle déjà, en apparence, conducteur, puisque ses zones de réussite (s’exprimer ou se décentrer créativement) sont nombreuses et élaborées de façon autonome. Ce constat soulève alors le problème que me pose spécifiquement Théodore en tant que pédagogue. Qu’est-ce que mon enseignement lui apporte de si important ? Ou plus précisément, en quoi la conductibilité ne se réduit pas à la communication ductile, à construire seul une quantité significative de zones de réussite ? Qu’est-ce que le cas de Théodore apporte à notre conception de la conductibilité ? Que dévoile-t-il de si fondamental ? Pourquoi ne pas considérer que Théodore serait déjà conducteur puisqu’il résout déjà des problèmes inédits et personnels sans l’aide de quiconque dans des situations d’expression et de compréhension d’autrui ? Que lui manque-t-il qui caractérise la difficulté principale qu’il rencontre et qui dévoile une dimension essentielle de la conductibilité ? L’activité de musicalisation débute par l’éveil d’une posture de réussite personnelle, autrement dit par le rappel d’une zone de réussite. C’est pourquoi je demande à Théodore de sélectionner un élément chimique du tableau de Mendeleïev qui l’intrigue autant qu’il le passionne, et de le spécifier. Cette première étape s’atteint grâce à un mur qui empêche Théodore de me communiquer superficiellement son intérêt pour ce tableau. Cependant, les hautes potentialités de Théodore ont pour effet, à la différence d’un autre élève, de transformer immédiatement cette zone de réussite en occasion d’évoquer une quantité illimitée d’autres zones de réussite. Il ne faut jamais perdre de vue que de telles potentialités assaillent constamment Théodore d’interrogations, de situations-problèmes inédites. En réveiller une, c’est réveiller toutes les autres, c’est déclencher en Théodore ce véritable bourdonnement intérieur qui l’accompagne au quotidien en dehors des moments où une situation-problème répétitive accapare son attention (mettre la table, faire ses devoirs, etc.). Avec Pierre et même la plupart de mes élèves, je devrais me contenter d’une ou quelques zones de réussite, et parfois de les relancer. Théodore ne souffre pas de ce genre de difficulté. Au contraire, l’enjeu serait plutôt, pour lui, de parvenir à inhiber ce genre de phénomène d’embrasement de ses potentialités. Aussi, mon rôle va consister à utiliser un second mur dédié à bloquer ce bouillonnement qui très rapidement l’accapare. La raison pour laquelle Théodore n’est pas conducteur se dévoile à présent. Certes Théodore approfondit des domaines qui l’intéressent. Le tableau de Mendeleïev le révèle. Malheureusement, il s’avère délicat pour lui de ressentir ce qui, dans un tel domaine, l’intéresse précisément. Sa passion prend la forme d’un tout confus dans lequel il ne parvient pas à distinguer ce qui constitue une situation-problème inédite personnelle (éléments personnels) et une situation-problème impersonnelle (éléments impersonnels), parce qu’il se voit débordé par une multitude de situations- problèmes inédites. Comme ce tout se forme d’éléments personnels et impersonnels en masse impressionnante, il s’apparente à un mélange impossible à trier. De telles pétillances constructives attirent l’attention de Théodore dans de multiples directions, le conduisent à résoudre ou tenter de résoudre de diverses situations-problèmes inédites, et ont pour effet de lui faire perdre de vue les situations créatives qui lui correspondraient d’une part, et d’autre part de lui faire prendre conscience de tout ce qu’il ne parvient pas encore à solutionner. Ce feu d’artifice constant pourrait l’entraîner à se désintéresser de la création, puisqu’il ne parviendrait pas à se réaliser à travers elle, et à se décourager, à affecter négativement et durablement son estime de soi. Il importe en effet de saisir qu’un domaine qui nous attire se compose nécessairement de quatre types d’éléments : des éléments répétitifs et impersonnels, des éléments répétitifs et personnels, des éléments créatifs et impersonnels, des éléments créatifs et personnels ; ou si on préfère, des situations-problèmes stéréotypées et impersonnelles, des situations-problèmes stéréotypées et personnelles, des situations-problèmes inédites et impersonnelles, des situations- problèmes inédites et personnelles. L’envie d’approfondir un domaine chez Théodore (les oiseaux, les dinosaures, le tableau de Mendeleïev, etc.) contient de tels éléments, en particulier une quantité suffisante d’éléments personnels pour que cette envie puisse être considérée comme en partie personnelle. Mais, comme Théodore est un enfant à haut potentiel, elle dispose aussi de nombreux éléments créatifs, personnels ou non. Cette abondance d’éléments créatifs engendre un déséquilibre au sein des activités d’expression de Théodore. Discerner ce qui l’intéresse vraiment parmi ce qui l’intéresse devient très ardu. C’est pourquoi l’objectif pédagogique de mon cours est d’aider Théodore à lui apprendre à distinguer ce qui l’attire vraiment dans ce qui l’attire, à ne pas demeurer submergé par cette vague d’éléments créatifs personnels et impersonnels, à construire son chemin, autrement dit sa capacité à sélectionner les situations-problèmes personnelles dans un ensemble de situations-problèmes inédites. La conductibilité ne se réduit pas à résoudre des situations-problèmes inédites et personnelles sans l’aide de quiconque. Elle ne se compose pas uniquement de zones de réussite mais aussi d’une capacité à sentir ou percevoir ces zones de réussite (regard ductile) et à neutraliser (inhibition ductile) les zones de création impersonnelle ou les zones répétitives qui absorbent l’énergie de l’élève, le dispersent, et perturbent son bon fonctionnement. C’est seulement à ce prix que des activités de création deviennent, chez lui comme chez tout élève, l’occasion de se construire, de s’individuer. Le discernement ductile (regard et inhibition ductile) est une des conditions essentielles de l’autonomie de l’élève. Théodore n’est pas encore conducteur car s’il est un communiquant ductile, capable de résoudre seul des situations-problèmes inédites et personnelles, il lui manque cette clairvoyance indispensable qui lui permettra durant et en dehors de mes cours de capter ce qui l’intéresse véritablement ou non. Une succession délibérée de discernements ductiles atteste qu’un élève est devenu une personne capable de s’individuer lorsqu’elle en a l’occasion. Sans le soutient direct de quiconque, cette personne sait non seulement mobiliser les outils nécessaires à la réalisation de situations-problèmes inédites, mais elle sait rentabiliser son énergie, ne pas la dépenser inutilement dans des interrogations futiles ou qui ne la concernent en rien. Elle dispose des moyens autonomes d’atteindre ses fins, et aussi du moyen autonome de tenir le cap. La conductibilité exige de pouvoir poursuivre ses fins, et non de se perdre dans de multiples fins, directions, qui ne nous correspondent pas et gaspillent nos forces. Je viens d’éveiller une posture de réussite personnelle grâce à une question ciblée (demander implicitement à l’élève de quelle façon il a résolu une situation inédite et personnelle, par exemple ici, demander à Théodore de m’expliquer une caractéristique d’une des choses qui l’intéresse). Ce type de mur oblige Théodore à adopter cette posture, à ne pas se contenter de me raconter superficiellement ce qui le passionne. Je lui propose alors de musicaliser cette stabilité qui caractérise le fer selon lui, de la réaliser sur le piano, de l’improviser. Une telle action implique de jouer sur le piano et de simuler la stabilité avec des notes et aussi avec un geste instrumental (évaluer l’angle d’attaque des doigts, doser l’impact du geste sur le clavier, etc.). Cependant, Théodore n’ignore pas que ses compétences gestuelles sont très limitées en comparaison avec ses compétences intellectuelles. Comme tout enfant à haut potentiel, il a le désavantage de disposer d’une conscience trop claire de ses capacités. Aussi, cette activité de musicalisation de la stabilité du fer ne l’incite en rien à distinguer ce qui l’intéresse vraiment dans la stabilité du fer en physique. Est- ce la modélisation numérique de cette stabilité, les schémas, la brillance du fer, sa saveur, etc. ? La stabilité du fer présente de nombreux éléments susceptibles ou non d’être créatifs et personnels. La musicalisation devrait lui permettre d’opérer une sélection, mais l’idée d’avoir à réaliser un geste instrumental l’invite au contraire à n’effectuer aucun tri, à laisser cette zone de réussite intacte et à la relier à d’autres zones de réussite. En effet, si je laissais faire, Théodore me parlerait de la stabilité du fer jusqu’à la fin de la séance. Il en viendrait à la comparer avec celle des autres éléments (autres zones de réussite), à décortiquer l’organisation du tableau de Mendeleïev, et ainsi de suite, afin de ne pas avoir à jouer du piano. Musicaliser la stabilité du fer stimule certes, en lui, une zone de réussite, et un ensemble d’autres zones de réussite. Elle génère ainsi un embrasement. Mais elle nourrit aussi cet embrasement parce que ce dernier devient une occasion pour Théodore de ne pas avoir à travailler l’une de ses compétences les plus faibles. Elle devient en vérité une stratégie d’évitement. Il importe par conséquent que j’intervienne au plus vite, sinon le cours de musique va se transformer en exposé sur la stabilité du fer et la classification des éléments chez Mendeleïev. Je ne peux toutefois le rappeler simplement à sa tâche. Autant briser sa dynamique, éteindre la zone de réussite éveillée en lui, évacuer l’ambiance ductile qui règne à présent. Je sors alors les photographies des stabiles de Calder comme si je me contentais de réagir activement à ce qu’il disait. Loin de frustrer son désir d’évoquer la stabilité du fer, j’oriente plutôt la discussion en participant à son exposé. Théodore, comme tout élève, est toujours surpris et ravi que je m’intéresse à ce qu’il raconte au point de poser des questions, d’apporter à mon tour des informations, de créer un véritable échange. Chez Calder, on trouve deux types d’œuvres : les stabiles et les mobiles. Les stabiles sont d’immenses statues massives qui semblent néanmoins animées d’une vie intérieure. Elles ne sont pas figées. Elles figurent une stabilité dynamique. Elles ne sont pas ce qui empêche le mouvement, mais un certain genre de mouvement. J’espère ainsi suggérer à Théodore qu’on peut vitaliser la lourdeur de son geste instrumental, ne plus en faire l’obstacle d’un mouvement, mais au contraire l’occasion même d’un mouvement spécial. Toutefois, Théodore ne semble pas sensible à mon analogie. Il n’y réagit pas en acceptant de travailler son geste comme je l’aurais souhaité. Néanmoins, il reste intrigué par le travail de Calder, comme s’il y pressentait autre chose. Nous continuons alors à parcourir ses oeuvres et nous arrivons aux photographies des mobiles. Ces derniers représentent des formes en suspension qui ne tiennent que par les contrepoids qu’elles exercent les unes sur les autres. Seules, elles tomberaient. Ensemble, elles se corrigent les unes les autres pour ainsi dire. De cette façon, un mobile figure la stabilité par l’équilibre des formes. Je sais pertinemment que Théodore, en contemplant simplement les photographies et en m’écoutant, va aussitôt comprendre un tel mécanisme. Effectivement, il réussit sans difficulté à se décentrer pour saisir ce que je lui explicite, à recréer en lui la solution au problème inédit « comment les formes tiennent-elles ? ». Ainsi, il obtient une façon de produire une stabilité transposable en musique. Je n’ai d’ailleurs aucunement besoin de le lui dire. Éprouvant une sorte d’éclair de génie, il me demande alors subitement de lui donner une feuille de papier à musique. Il l’intitule « Fe 26 » (fer), et commence à écrire des notes. Il commente en même temps ce qu’il écrit. Il m’explique que sur telle portée il inscrit les notes de la basse, sur une autre celle de la flûte, etc., et surtout de quelle manière ces différentes voies, comme les formes de Calder, s’équilibrent les unes les autres. Même s’il ne parvient pas à consigner exactement les voies telles qu’il me les chante, son entreprise reste plutôt impressionnante. Il n’a en effet jamais vu de partitions symphoniques qui symbolisent l’orchestration de plusieurs voies. Il sait uniquement que deux portées servent à figurer la main gauche et la main droite d’une œuvre pour piano. Il en a donc déduit seul que de multiples portées devaient en conséquence pouvoir être employées pour représenter les différentes voies d’une symphonie. De plus, à partir des mobiles de Calder, il a saisi que ces différentes voies interagissaient les unes avec les autres pour engendrer un équilibre global. Il a donc musicalisé la stabilité du fer, sous une forme à laquelle je ne m’attendais pas. L’œuvre de Calder a été pour lui à la fois un mur et un mime. Elle a été un mur efficace dans la mesure où elle l’a empêché de réciter tout ce qu’il connaissait sur la stabilité du fer sans pour autant neutraliser la posture de réussite personnelle et l’ambiance ductile. Elle a été un mime parce qu’elle a simulé en lui une façon de résoudre son problème inédit (comment illustrer musicalement la stabilité) sans lui donner une solution toute faite. J’ai mimé la stabilité sous la forme d’un équilibre à travers mon explication de la stabilité des formes de Calder. J’ai adopté une posture mimant l’équilibre, qu’il est parvenu à comprendre, c’est-à-dire à reproduire en lui. Cette représentation active de la stabilité, puisqu’elle est une posture dynamique, et non une simple idée contemplée, a esquissé dans son cerveau des directions à emprunter pour résoudre son problème. Il a alors inventé une solution inattendue, même pour moi, à ce problème. On retrouve ici une stratégie pédagogique semblable à celle que j’ai utilisée avec Pierre. Je pars d’une situation de référence en apparence très éloignée du cours de musique, pour mimer une posture utile à la résolution du problème. La posture « essai-erreur » était celle dont avait besoin Pierre. La posture « produire une stabilité au moyen d’une équilibration » était celle dont avait besoin Théodore. Cet éloignement de la situation de référence est d’ailleurs fort utile à l’enseignant. Il lui permet d’indiquer une piste de résolution à suivre, de soutenir la résolution du problème inédit, sans avoir à lui offrir la solution. Il s’avère même nécessaire pour façonner une authentique situation de référence. Le modèle doit toujours demeurer un faux-modèle, c’est-à-dire un modèle impossible à reproduire en l’état, à copier. Recourir à une situation non musicale, mimer la posture sans dire que c’est cette posture qui indique le chemin à suivre pour résoudre le problème inédit, restent des stratégies pédagogiques efficaces pour accompagner la création sans la rendre impossible, sans la transformer à notre insu ou non en activité d’imitation. En conclusion, le mime constitue la deuxième étape de toute activité de musicalisation. Dans une première étape, l’enseignant met en place une situation-problème personnelle et inédite par le rappel d’une zone de réussite. Pour Pierre, c’est évoquer la musique du générique d’une série dans le contexte du cours (relation très difficile à opérer pour Pierre qui segmente tous les moments de sa journée). Pour Théodore, c’est caractériser un des éléments chimiques. Je rebondis alors à chaque fois sur ces informations plus ou moins prévisibles (il faut savoir improviser) pour proposer à l’élève de transposer en musique de tels éléments créatifs et personnels. Dans une seconde étape, j’accompagne la résolution de cette situation-problème par un mime, le plus souvent à partir d’une situation de référence excentrée : lire le cahier journal de Pierre en français avec une prononciation anglaise ; décrire la manière dont Calder dispose ses formes pour élaborer une stabilité par un équilibre des forces en présence. Cette description très générale de la musicalisation implique certaines adaptations locales : stimuler et relancer sans cesse les postures de création chez Pierre, bloquer l’embrasement des zones de réussite chez Théodore. Ces adaptations indispensables reviennent le plus souvent à neutraliser les tactiques d’évitement de la tâche. Pierre évite les activités de création qui le déstabilisent. Théodore évite les gestes instrumentaux qui lui renvoient par reflet l’image de ses propres limites dont il a une conscience trop claire. Je tiens à ajouter qu’il ne s’agit nullement de psychanalyser ses élèves. En aucun cas l’enseignant n’a à dresser un diagnostic extérieur au cadre pédagogique, ou pire à conseiller les parents, à leur indiquer comme un clinicien averti les barrières inconscientes ou non que rencontre l’élève dans son épanouissement. Il faut demeurer modeste, et s’en tenir à des hypothèses de travail utiles pour l’enseignement de la musique. De telles hypothèses doivent être abandonnées une fois qu’elles ont montré leur efficacité. Évitons de dresser des portraits types de nos élèves qui les enfermeraient définitivement dans tel ou tel fonctionnement. Pierre et Théodore pourront très bien un jour me poser de nouvelles problématiques, qui soulèveront de nouvelles hypothèses sur leur manière d’appréhender la création. En définitive, il importe uniquement de se donner les moyens pédagogiques d’atteindre l’objectif. Seul l’éveil de la conductibilité de chaque élève compte.
Analyse de la séance
Il reste une question. Qu’apporte mon cours à Théodore ? Il est vrai qu’il n’a pas de haute potentialité en musique, et que ma présence s’avère nécessaire pour l’accompagner dans sa pratique musicale. Toutefois, il sait résoudre des situations problèmes inédites et personnelles en mon absence, dans des activités d’expression (en sciences) ou d’écoute (comprendre ses camarades de classe). Il semble être déjà conducteur. A quoi bon ajouter à la palette de ses capacités une compétence supplémentaire, ou chercher à le transformer en musicien à haut potentiel ? Je pourrais tenter d’accélérer le processus d’apprentissage, tâcher de le rendre conducteur au plus vite, en faire un musicien talentueux. Cependant, une telle attitude ne s’opposerait-elle pas au désir de Théodore ? Je ne soutiens pas que Théodore n’aime pas véritablement la musique. Au contraire, il manifeste un profond engouement pour mes cours. Mais cherche-t-il dans la musique un nouveau domaine à explorer ? Souvenons-nous qu’il s’est construit par lui-même une façon de s’exprimer à travers les sciences, et qu’il parvient à se socialiser avec ses camarades à la différence de nombreux enfants à haut potentiel – il réussit même à les écouter. Dès lors, pourquoi s’adjoindrait-il un nouveau mode d’expression, puisqu’il en possède déjà un qui de toute évidence lui suffit ? Pourquoi tisserait-il avec moi une relation sociale de plus ? Il me parait essentiel d’être attentif au souhait de Théodore. Il n’a besoin ni de mon aide pour générer seul des zones de réussite, ni de mon affection. Il ne faudrait pas céder à l’envie naturelle de tout enseignant de voir un haut potentiel s’épanouir dans sa discipline. Cela reviendrait à substituer à l’attente de Théodore celle du professeur de musique, et à l’exposer à des activités de création d’une hauteur telle qu’elles en deviendraient désagréables pour lui. Rappelons qu’il rechigne déjà à produire de simples gestes instrumentaux. Il déteste par exemple refaire deux fois le même geste. Nombreux, voire insurmontables, seraient les obstacles à franchir pour développer de supposées hautes potentialités musicales. On le pousserait ainsi à se dépasser dans un domaine nouveau pour lui. Néanmoins, on se verrait contraint de le confronter régulièrement à des actes impersonnels de création, ce qui finirait par entraîner selon moi un dégoût profond pour la création musicale. En effet, Théodore expérimenterait alors la création à l’instar d’une activité contraire à ce qu’il aime. Une communication dépourvue d’inventivité, autrement dit une communication superficielle répétitive, lui apparaitrait alors comme le seul moyen de s’exprimer durant mes cours. En d’autres termes, il se contenterait au mieux de me faire plaisir en dépassant ses limites en musique, et nos échanges deviendraient conventionnels. Un tel résultat contreviendrait évidemment à toute mon approche, puisque la conductibilité demeure, je le rappelle, le but et le moyen, et ne se réduit jamais à la création pure, en d’autres termes à la résolution d’un problème inédit qui n’approfondit pas un sujet qui nous intéresse. C’est pourquoi je dois me garder d’essayer de réveiller les hautes potentialités musicales de Théodore. Je considère de toute manière qu’on ne déclenche pas des hautes potentialités. On ne les force pas. Théodore possède peut-être, comme tout élève, enfant ou adulte, des hautes potentialités en musique. Qui serais-je pour en douter ? Cependant, la musique l’attire depuis son plus jeune âge pour toute autre raison. Son attitude indique qu’il apprécie sincèrement et spécialement mes cours. Il doit donc y trouver un élément précis et unique qui le satisfait. Toutefois, cet élément ne correspond pas à une envie d’être un communiquant ductile en musique, c’est-à-dire à une envie de développer des zones de réussite dans l’expression et l’écoute musicale, ou pour le dire autrement, de résoudre des problèmes inédits, personnels et musicaux. Il me faut par conséquent comprendre ce qui le motive dans mon enseignement. J’ai déjà signalé qu’il manque à Théodore le discernement ductile. Son goût pour tel sujet scientifique ou non se compose d’un ensemble d’éléments : des éléments répétitifs et impersonnels, des éléments répétitifs et personnels, des éléments créatifs et impersonnels, des éléments créatifs et personnels. Ils forment par leur réunion une masse confuse. Il devient alors impossible à Théodore de sentir ce qui l’intéresse véritablement au sein même de sa passion. Il devine que celle-ci lui convient, qu’elle contient des éléments créatifs et personnels, seulement, il ignore lesquels. Les éléments créatifs sont si abondants qu’ils saturent son émotion et la rendent insondable pour lui. Pourtant, à titre d’hypothèse, je crois pouvoir percevoir dans son envie d’exprimer la stabilité du fer ce que lui n’y voit pas nettement. En effet, en m’intéressant à la façon dont Théodore traite les savoirs auxquels il s’intéresse, j’ai remarqué qu’il opère essentiellement des classements (comparaisons de taille et chronologies). Le tableau de Mendeleïev le fascine sans doute parce que la place des éléments provient d’une logique parfaite et sous-jacente qui les ordonne. Petit, Théodore choisissait une note, puis une nouvelle avec laquelle elle fonctionnait, et ainsi de suite. J’ai dû lui expliquer très tôt les harmoniques afin qu’il sache de quelle façon tisser des liens cohérents entre les notes. Un jour, il vint la mine inquiète, car on venait de lui dire que le diapason, outil universel qui sert à accorder les instruments et les voix, vibrait à 442 Hz, et non à 440 Hz comme il le croyait. Il m’a fallu évoquer la conférence de Londres pour le rassurer, en lui expliquant que depuis celle-ci la fréquence avait été officiellement fixée à 440 Hz. La logique qu’il entrevoyait derrière les notes n’était donc pas menacée. Dernièrement, il m’a apporté une feuille (écrite en cinq minutes d’après le témoignage de ses parents) sur laquelle il a inscrit, par ordre de taille, tout ce qu’il connait (des éléments chimiques aux planètes). Il paraît donc vouloir rapprocher ses connaissances, les lier, ne pas les laisser s’éparpiller, leur assigner un point de référence (diapason), comme s’il œuvrait pour préserver l’unité de son organisme. De plus, il semble que mon cours de musique joue un rôle dans la construction de cette unité. Mes jeunes élèves possèdent un cahier de musique. Ce dernier contient les partitions qu’ils apprennent à jouer. Je demande aux parents de laisser ouverte sur le piano la partition sur laquelle ils travaillent, de disposer à côté quelques feutres ou crayons, et de les autoriser à y coucher librement ce qu’ils veulent. Ces traces sont pour moi un outil précieux qui me permettent de faire des hypothèses sur ce qui intéresse l’enfant. Lorsque Théodore eut en main ce cahier de musique, il le remplit d’un coup. Ses dessins et ses écrits se révélèrent fort instructifs. Lors d’une séance, je l’interrogeais sur la signification d’un mot qu’il avait inscrit sur la partition « Les oiseaux s’envolent ». Ce mot était « la gosères des krokzines ». Sa signification s’appuyait sur l’image d’une cage dont des oiseaux en forme de notes s’envolent. Il désignait pour lui l’origine de la musique, une origine, de fait, libératrice. Continuant à me parler de ce mot pendant que je feuilletais son cahier de musique, il en vint de lui-même à relier ce mot à un autre dessin issu de la partition précédente intitulée « Gogo l’escargot ». Théodore attira alors mon attention moins sur cet escargot qui tente de se rapprocher de la partie supérieure d’une salade en descendant sur la branche d’un arbre qui se plie dangereusement au fur et à mesure qu’il avance, que sur l’arbre lui-même. Il avait noté que l’arbre était penché, ce qui signifiait pour lui qu’il était en fin de vie. Il m’expliqua alors sans tristesse particulière que d’autres arbres viendraient l’aider durant cette dernière étape de sa vie, que tout était un cycle d’apparitions et de disparitions, que tout appartenait à un tel cycle naturel. « La gosères des krokzines » était donc ce cycle, autrement dit l’origine de toute chose, y compris de la musique comme il me le confia. Ce mot dévoile à lui seul la raison de son intérêt pour mon enseignement. Mes cours sont l’occasion pour lui de produire le sens, ce qui ordonne des éléments mais indique aussi la trajectoire d’une vie, sa direction (début et fin). « La gosères des krokzines » comme origine de la musique est une illustration comme une autre de ce sens qui unifie et oriente. L’unité des éléments ne se réduit pas à un ordre sans but. Unifier pour Théodore, c’est se diriger, ne plus se perdre dans de multiples pistes. La conductibilité consiste tout d’abord à produire des zones de réussite (résoudre des situations-problèmes inédites et personnelles) et à les identifier (discernement ductile) afin de ne pas les confondre avec des zones impersonnelles ou répétitives de réussite. Toutefois, elle ne se limite pas à ce type d’actions. C’est que nous apprend exemplairement le cas de Théodore. Conduire, c’est façonner son équilibre. Théodore n’a pas uniquement du mal à discerner ce qui l’intéresse dans toutes ses passions. C’est la stabilité en tant que telle, ou plutôt la stabilité en tant qu’équilibre qui lui pose des difficultés. L’équilibre du fer l’intéresse car il est très exactement ce que recherche Théodore depuis toujours. Les hautes potentialités assaillent Théodore de situations- problèmes inédites, personnelles ou non. Il ne doit pas seulement tâcher d’y distinguer celles qui lui correspondent. Il faut qu’il parvienne à tolérer la présence en lui de facultés répétitives, afin de contrôler cette propension à tout transformer en situation-problème inédite. Tout organisme dispose de structures neurales qui lui permettent de réaliser telle ou telle tâche. Soit ces structures fonctionnent (résolution de situations-problèmes stéréotypées), soit elles évoluent, se restructurent (résolution de situations-problèmes inédites). On a alors des structures qui fonctionnent, ou un fonctionnement qui se structure. Toutefois, il ne faudrait pas croire que conduire revient à simplement à fonctionner, à se restructurer. Il s’agit aussi d’empêcher que tout se mette à fonctionner pour que le fonctionnement ait une chance d’opérer, de canaliser l’énergie, et ne pas faire disjoncter ou mettre en péril l’organisme. Conduire requiert de dormir, manger sainement, etc., en d’autres termes un ensemble de structures qui fonctionnent et qui rendent possible, à un moment donné, un fonctionnement qui se structure. Dans le cas de Théodore, il importe de construire un équilibre entre ses hautes potentialités et ses potentialités banales, cet équilibre se situant plus entre des types de fonctionnement de l’organisme (fonctionnement personnel qui se structure, fonctionnement impersonnel qui se structure, structure personnelle qui fonctionne, structure impersonnelle qui fonctionne), qu’entre des fonctions (manger, boire, dormir, parler, etc.). Une telle activité d’équilibriste nécessite dans un premier temps un lieu dans lequel Théodore peut aborder effectivement ses différentes passions afin de développer son discernement ductile. Je sers avant tout d’effet miroir pour ses propres postures de réussite personnelle. C’est parce que je ne me contente pas de parler superficiellement de ce qui l’intéresse, mais que je l’invite à me faire adopter les postures de création personnelle que lui-même a adopté, qu’il peut parvenir à les étaler plus nettement sous sa vue. Le seul moyen de disposer sous son regard ses propres postures de création dans le but de les clarifier, c’est de les faire prendre à un tiers. Je pratique à mon tour une écoute ductile pour qu’il puisse disposer d’un endroit dans lequel discerner plus aisément ses différents éléments. Le discernement ductile ne sert pas uniquement à distinguer les éléments créatifs et personnels parmi des éléments créatifs ou non, personnels ou non. Il a pour fonction de rendre possible un équilibre, c’est-à-dire la gestion harmonieuse de ces éléments. Théodore doit parvenir à attribuer pour ainsi dire à chaque type d’élément une quantité adéquate, qui ne finisse pas par recouvrir les autres éléments. C’est pourquoi il établit en permanence des classements de taille (espace) et des chronologies (temps). Il symbolise ainsi que les fonctionnements qui se structurent ne doivent pas embraser toutes ses structures en même temps, se limiter dans l’espace et dans la durée (à quel moment je me repose, à quel moment je fais des activités banales, à quel moment je crée, etc.). C’est pour cette raison que je travaille souvent à partir du geste instrumental avec Théodore. Certes, je souhaite ainsi, comme avec tout élève, lui faire prendre plaisir à travailler ce qui freine son apprentissage en musique. Mais je veux surtout lui soumettre une activité d’équilibration, car tout geste moteur est un tel acte de perte et de récupération d’équilibre (si je tombe en arrière, j’ai tendance à projeter mes deux mains en avant, etc.). L’équilibration est une activité dynamique, un ordre fait de déstabilisation et de restabilisation constante, et non une stabilité établie une bonne fois pour toute. Aussi, le geste instrumental lui présente une situation miroir à partir de laquelle il peut tisser des connections pétillantes, c’est-à- dire des liens entre des éléments (créatifs et personnels) non musicaux et musicaux qui lui font ressentir ce qui correspond pour l’instant à son aspiration profonde : la quête de l’équilibre. C’est très exactement ce qui se produit lorsqu’il relie la stabilité-équilibre du fer (retrouver une valeur numérique), la stabilité-équilibre du geste instrumental (qu’il souhaite éviter mais dont il a conscience), et la stabilité-équilibre des voix sur une partition. Le geste instrumental est tout autant que la stabilité du fer une occasion d’évoquer l’équilibre et de nouer entre eux des éléments musicaux ou non qui traitent de l’équilibre. Les éléments créatifs et personnels qu’il doit apprendre à discerner en les connectant (c’est de cette façon qu’on les distingue plus aisément des autres) sont précisément ceux qui illustrent l’équilibre. Ces éléments ont ceci d’étonnant qu’ils sont à la fois des éléments distincts des autres éléments, et des éléments qui disent quelque chose de la relation (en particulier de l’équilibre) de tous les éléments. Ils sont à la fois des parties d’un tout et des parties qui nous renseignent sur la disposition des parties dans ce tout, des parties qui, en ce sens, contiennent le tout. Sa trajectoire consiste alors pour lui à se stabiliser, à approfondir ce qui lui paraît équilibré en sciences, en musique, etc. Théodore nous enseigne très précisément dans quelle mesure la musique peut être aussi un outil de construction de soi, un chemin agréable et sécurisé qui nous offre la possibilité de nous sensibiliser à ce que nous désirons au plus profond de nous même. On peut aimer et pratiquer avec passion la musique sans éprouver le besoin de devenir un musicien. La conductibilité consiste en définitive à élaborer des zones de réussite, à les discerner, et à les équilibrer avec les autres types de zones impersonnelles ou répétitives. Aider à la constitution de zones de réussite, au discernement, à l’équilibration, revient dès lors à s’appuyer sur des murs et des mimes. Les murs neutralisent des attitudes créatives ou répétitives ciblées, nuisibles à l’activité de création en cours. Ils renforcent l’inhibition de structures ou l’inhibition du comportement routinier de ces structures. Ils bloquent les structures capables de sortir l’enfant de son impasse par une tactique créative ou non d’évitement (exposer sans fin ses découvertes pour Théodore, se buter ou entrer en crise pour Pierre). Ils déjouent une structure apte à s’enfermer dans la résolution de problèmes faussement inédits par une stratégie répétitive (par exemple, Pierre reproduit à l’identique et inlassablement la mélodie qu’il vient de parvenir à jouer pendant que je l’accompagne au piano). Ils rendent possible un fonctionnement qui se structure en s’opposant à des fonctionnement qui se structurent mais qui ne conviennent pas à la situation, ou à des structures qui fonctionnent seulement. J’ajoute qu’un mur ne s’explicite pas. Même paré de la meilleure intention, et de l’expression la plus bienveillante, on ne dit jamais à l’élève « cesse de faire ceci ou cela », ou « tu vois bien que tu adoptes telle attitude réfractaire à la création ». On risquerait ainsi de paraître définitivement aux yeux de l’élève pour un miroir qui lui renvoie une image négative de lui-même, ce qui aurait pour effet de paralyser la conductibilité au lieu de la favoriser. Le mur se pratique discrètement, afin de ne pas heurter l’estime de soi, condition nécessaire de toute activité de création. Un organisme n’acceptera pas de se déstabiliser, d’aller vers l’incertain, s’il n’a pas une confiance suffisante en ses propres capacités d’appréhension de l’inconnu. Il faut donc veiller à proposer des murs implicites et mesurés, qui n’affectent pas l’amour propre de l’élève. Cependant, il ne suffit pas d’endiguer des attitudes néfastes à la conductibilité. Il importe aussi de soutenir chaque désir de création. Les murs inhibent, les mimes quant à eux reflètent et stimulent. Grâce au mime, l’élève se voit faire à travers ce que l’enseignant fait (posture dialogique). Et cette image de sa propre posture dans celle d’un autre a pour spécificité d’être une image réflexive et incitative. Elle le détache du faire pur, afin d’être un faire conscient de ce qu’il fait. Elle l’invite ainsi à une action réfléchie, car elle est déjà en elle-même une action naissante. Elle n’arrête pas l’action pour la contempler, l’examiner de l’extérieur. Se donner à voir soi-même dans la posture d’un tiers offre la possibilité de se voir agir sans cesse d’agir. Cette décentration confère à un organisme la faculté de rester intérieur à son geste, à son problème, à sa résolution, tout en demeurant lucide sur le contenu de son action. Il évite l’écueil d’une activité focalisée sur son objectif qui perdrait de vue de cette façon la manière dont elle se réalise. L’élève trouve dans une telle décentration un outil indispensable à la résolution de son problème : un miroir dans lequel les moyens qu’il a ou qu’il pourrait avoir d’atteindre son but apparaissent enfin. Le professeur simule l’action à exécuter afin que l’élève cesse de ressentir uniquement ou essentiellement ce qu’il veut et éprouve la posture qui lui permettra de parvenir à ce qu’il veut. Il n’a pas ainsi à parler du problème inédit qu’affronte l’élève. Évoquer le problème reviendrait, de fait, à arrêter l’acte de conduction. Autant arracher l’organisme à son effort, autant sortir le nageur de l’eau pour lui faire finir sa course sur le bord de la piscine, au lieu de l’inviter à sentir durant sa nage chacun de ses gestes afin d’optimiser son déplacement. Un mime est un miroir des conditions de l’action et non une étude de celles-ci. Il les réfléchit sans nous extérioriser de l’action en jeu. L’intérêt et la caractéristique principale du mime restent d’accompagner la conduction durant le temps où elle s’accomplit, de laisser l’enseignant et l’élève opérer in situ. Communiquer les postures utiles à l’élaboration de zones de réussite par des mimes et non par des discours rend possible une communication qui ne démobilise pas l’élève de l’action en cours d’exécution. Un tel apprentissage inductif se réalise sans explications écrites ou orales et offre la possibilité de proposer à l’élève différentes orientations sans le perturber. Le professeur n’est pas celui qui sait, mais celui qui cherche. Il peut lui arriver de ne pas saisir exactement ce qui serait utile à l’élève, ou sur ce qu’il veut. L’apprentissage inductif lui confère le moyen discret d’ajuster ses hypothèses de travail en temps réel. En effet, si on verbalise ces hypothèses, cela inscrira dans l’esprit de l’élève qu’il requiert ceci ou cela, ou qu’il désire ceci ou cela. De telles représentations de ses besoins ou de son intention le mèneront à se soumettre à des dispositifs pédagogiques inefficaces ou inintéressants pour ne pas décevoir les adultes, pour leur faire plaisir, etc. L’élève jouera un rôle, il pourra même s’enfermer longtemps dans celui-ci. Cette attitude rendra par la suite plus difficile, voire impossible, la saisie renouvelée des besoins ou de l’intérêt de l’élève lorsque l’enseignant se rendra compte de son erreur. J’ajoute aussi que de telles représentations transmises par la parole ou l’écrit risqueraient dans le pire des cas de l’humilier, de lui donner le sentiment qu’on cherche à pénétrer dans son intimité ou à le contraindre. Aussi, il importe de demeurer méthodologiquement humble. C’est la première qualité de l’enseignant et de l’éducateur. L’humilité est de ne pas avoir une confiance trop grande dans ses hypothèses de travail, même si on se doit d’en avoir et de les vérifier, de savoir en changer rapidement si elles se révèlent fausses, et surtout de se donner les moyens de tester celles-ci sans en affecter l’enfant. A l’instar d’un mur, le mime se pratique implicitement, discrètement, en toute modestie. Il suggère subtilement une direction. Il ne contraint ni ne freine le mouvement de conduction. Le mime fait, et non dit, ce qui est fait ou ce qui pourrait être fait. En résumé, la conductibilité serait la capacité à discerner, équilibrer et produire des zones de réussite, et la tâche de l’enseignant serait de la réveiller et de la soutenir par des murs et des mimes. Toutefois, il manquerait à une telle définition une idée essentielle. Conduire ne consiste pas à accumuler de plus en plus de zones de réussite. La construction de l’individu ne passe pas par l’accumulation harmonieuse de résolutions de problèmes inédits et personnels. Elle n’est pas une activité d’addition. Elle ressemble plutôt à une division. Elle s’apparente à la dernière étape de la lecture d’une partition de musique contemporaine. Lorsqu’un non initié découvre une œuvre contemporaine, il commence par la déchiffrer mécaniquement, sans se préoccuper du lien entre les notes, car il ne dispose ni de l’unité globale de cette œuvre, ni d’unités ou schémas qu’il pourrait reconnaître comme c’est le cas dans une musique plus familière. Puis on finit par en entrevoir les différents mouvements qui la composent. Chaque note s’organise alors avec les autres, prend sa place dans un réseau de notes, et ne semble plus isolée des autres. De même le morceau nous apparaît ainsi, à l’image de mouvements qui se succèdent et se répondent. Il ne se forme plus de parties qui n’entretiendraient aucune relation entre elles. Enfin, et c’est l’instant où l’interprète capte l’unité du morceau, chaque mouvement devient la réalisation d’une même idée ou émotion. Ce ne sont plus des multiples mouvements qui se suivent et interagissent, mais un unique mouvement qui se différencie de multiples façons. L’unité ne résulte plus de la succession des mouvements et de l’impression globale qu’ils forment au fur et à mesure. Elle donne l’impression de les précéder, de se donner à entendre à chaque moment sous un jour nouveau. Cette unité en acte s’accomplit en produisant de l’inédit qui lui ressemble, par opposition à une unité qui rassemblerait et organiserait simplement des éléments inédits et personnels. Cette progression n’est pas celle que j’emploie lorsque j’apprends à mes élèves à lire une partition non contemporaine, mais le déchiffrage d’une partition contemporaine illustre exemplairement la manière dont je perçois la notion d’unité. Un tel modèle de l’unité correspond en effet à la façon dont je me représente un processus d’individuation. Souvenons-nous que l’idée de sens est le thème central de toutes les activités de Théodore, musicales ou non. Théodore cherche « le sens », l’origine des choses, leur cycle ordonné d’apparition et de disparition. Cette quête du sens est son évodique. Le tableau de Mendeleïev ou la gosères des krokzines illustre chacun à sa manière cet ordonnancement. Cet ordre qui régule les éléments dans l’espace et dans le temps (apparition et disparition) prend pour l’instant la forme chez Théodore d’un Univers très ordonné, semblable à celui qu’on trouve en physique. Il en prendra peut- être d’autres par la suite, le sens pouvant se manifester sous des apparences diverses. Toutefois, Théodore n’a pas choisi le fer parce que sa stabilité représenterait un tel ordre. C’est au contraire mon intervention qui relie cette stabilité à l’évodique de Théodore, grâce au rapprochement que j’opère entre la stabilité chez Calder, et la stabilité du fer ou du geste instrumental. Sans cet acte pédagogique, l’activité de musicaliser la stabilité et de développer ainsi la gestuelle de Théodore resterait une banale activité de création, même si elle se développe à partir d’un élément (le fer) ou d’un groupe d’éléments (le tableau de Mendeleïev) qui plait et convient particulièrement à Théodore. Mon approche se distingue radicalement sur ce point de celles qui considèrent que la création suffit, ou qu’il suffit de laisser faire à l’élève ce qu’il veut. Ce n’est pas parce que l’élève crée ou fait ce qu’il veut qu’il s’exprime. Sans être rattachée à l’évodique, la créativité n’est qu’une activité impersonnelle et contraignante comme une autre, et le loisir ou le divertissement une coquille vide. Si je travaille à partir du tableau de Mendeleïev, c’est parce que je me doute que ce dernier symbolise idéalement pour Théodore le sens. Ce tableau me semble pertinent moins pour ce qu’il montre que pour ce qu’il ne montre pas, à savoir cet ordre sous-jacent qui relie les éléments entre eux. Il forme en effet une organisation qui structure les éléments qui composent toute chose, et non une simple classification. Un tel contexte me semble particulièrement propice à la mise en activité de son évodique. N’importe quel élément chimique, stable ou non, peut dès lors être relié au sens, à condition que je m’assure de cette liaison. Le rôle du pédagogue ne se réduit nullement à proposer des situations inédites dans des domaines qui intéressent l’élève. Ma tâche ne se limite en rien à soumettre à Théodore des activités de création à partir du tableau de Mendeleïev, sous prétexte qu’il apprécie ce tableau ou que ce dernier figure son évodique. Rien n’est gagné d’avance. La musicalisation d’un élément pourrait déconnecter l’élément chimique de l’évodique de Théodore, même si cet élément lui est relié dans la façon dont Théodore perçoit ce tableau. Il importe plutôt à chaque séance d’accompagner effectivement Théodore, de l’aider à continuer de connecter l’élément chimique à son évodique, c’est-à-dire à ce qui l’intéresse vraiment dans ce tableau. La composition, l’improvisation, ou tout autre forme de création, conduisent si et seulement si l’enseignant cherche subtilement l’évodique de l’élève, et avec un esprit bienveillant lui facilite sa mise en jeu à travers des exercices de création pertinents. Je souhaite conclure par une dernière remarque sur la conductibilité, afin de prévenir le lecteur d’une autre confusion possible. L’idée de sens demeure la préoccupation principale de Théodore, ce qu’il veut au plus profond de lui, sa manière propre de réguler originalement ses hautes potentialités. Il faut alors en convenir : ou le contenu de cette idée se forme par accumulation et arrangement des éléments personnels inédits discernés, ou son contenu est déjà dans chacune des formes qu’elle prend. Or selon moi cette idée ne se construit pas au fur et à mesure, comme une maison. Elle se révèle déjà présente dans chacun des problèmes inédits et personnels résolus. Chaque élément inédit et personnel de Théodore n’est qu’une version de cette idée. Se construire, s’épanouir, ne consiste pas pour lui à agencer des éléments personnels et inédits au fur et à mesure qu’il en croiserait, mais à dénicher ce qui dans son activité manifeste ce qu’il veut vraiment. Théodore demeure exemplaire sur ce point. Il nous enseigne que la conductibilité est aussi une évodique, c’est-à-dire un cheminement et non un chemin. Le chemin est l’ensemble des zones de réussite et l’équilibre qu’elles ont entre elles et par rapport aux zones répétitives ou impersonnelles à un moment donné. C’est l’organisation engendrée progressivement par structurations et restructurations. C’est le produit de la conductibilité. L’évodique est au contraire ce qui produit à chaque fois cette organisation et réorganisation continue, ce moteur récurrent qui caractérise notre personnalité dynamique et innovante. Le cas de Théodore met particulièrement en lumière la difficulté qu’on peut avoir à saisir son évodique et l’inquiétude ou l’angoisse que cela peut générer. Pour Théodore, c’est même une question vitale. Ses hautes potentialités engendrent une telle quantité de pétillances constructives qu’il s’avère nécessaire de l’aider à les réguler. L’évodique devient la condition indispensable de l’équilibre de son fonctionnement cérébral. C’est d’ailleurs pourquoi il liste et classe en permanence ses connaissances sur le monde, et les ordonne dans ce Grand Tout source de toute chose. Toutefois, connaître son évodique ne semble pas moins importante, même si on ne dispose pas de hautes potentialités. L’évodique, c’est ce que nous voulons et qui n’existe pas en dehors des actes où nous réalisons effectivement ce que nous voulons – c’est pourquoi l’évodique est un cheminement, une répétition créative, une suite d’actes concrets, et non une entité mystérieuse dissimulée au fin fond de je ne sais quel tiroir de l’organisme. Théodore la pressent dans les actes qui lui ressemblent, mais surtout dans ceux qui ne lui ressemblent pas, comme si quelque chose en lui le renseignait lorsqu’il s’égare sans pour autant lui indiquer la bonne direction. Loin de cheminer sereinement le long d’un chemin qu’il désire arpenter, il suit des chemins divers, multiplie les impasses, les détours. Il se cherche au lieu de s’épanouir. L’enseignant doit donc veiller à deviner l’évodique de chaque élève s’il souhaite éviter de les disperser, de les mener vers des activités impersonnelles. A titre d’hypothèse de travail, il tâchera de capter l’unité vivante et motrice qui se joue dans chacune des improvisations, des interprétations, des compositions, de ses élèves. Il invitera l’élève, en particulier dans les activités d’interprétation, à harmoniser son évodique avec celle du compositeur, puisqu’il ne s’agit pas d’isoler l’individu des autres en centrant son attention sur sa seule personne. La conductibilité apparaitra alors au professeur sous sa forme authentique. Elle prendra l’apparence d’un acte d’interprétation d’un morceau dans lequel l’unité motrice qui a présidé à sa création rencontre l’unité vivante de celui qui l’exécute. Elle s’apparentera à la mise en scène de cet échange entre la personnalité du compositeur et celle de l’interprète qui devient perceptible durant l’exécution du morceau. La conductibilité sera donc la capacité à discerner, équilibrer et produire des zones de réussite, dans le but de communiquer à soi et aux autres son évodique, de devenir réceptif à l’évodique des autres, et même de les concilier amicalement.