Pensées musicales

Mon dispositif de High Line

Dans certains dialectes africains, on dit: «la musique me danse» et non «je danse sur la musique». Ainsi je ne dis pas que je joue du piano, puisque c’est le piano qui me joue. La musique s’est toujours imposée à moi comme une vision du monde. Elle aurait pu être la langue de tous les hommes. Mais l’histoire en a décidé autrement et les langues permettent maintenant de dire ce que l’on ne pense pas !

La musique donc me parle, la musique me pense, et moi, je cherche à partager ce qu’elle me dit et m’offre de trésors cachés. J’ai souvent préféré transmettre par l’enseignement, qui ne se laisse jamais gagner par la routine, plutôt que par des concerts répétés.

Mais quand l’occasion se présente d’un échange exceptionnel, alors le piano m’entraîne sur ces chemins : ni lui ni moi n’avons le choix. Et ce piano qui me joue, je ne lui laisse pas tout faire. Pour cela, j’ai mis en place dans mon jeu, un échafaudage complexe, le dispositif High Line, dont le but est de faire naître une ligne Harmonique-Mélodique aussi pure que possible, rejetant tout stéréotype : Elle repose initialement sur le choix d’une mélodie simple, populaire, récurrente – trois notes d’un accord par exemple. Elle s’appuie ensuite sur une réharmonisation qui, par son traitement contextuel, permet de redonner de l’attention à cette mélodie, de voir ce qui était devant nos yeux mais absent de notre conscience, grâce à la découverte soudaine, sur- prenante, d’un nouveau rapport sonore.

Dès lors, rien n’est joué à l’avance : le scénario musical se construit et chemine au fur et à mesure pour ouvrir un espace dans lequel les musiciens tout autant que les auditeurs peuvent émettre des attentes, des souhaits, des résistances.

La complexité structurelle oblige les musiciens à se dépasser. Tout potentiel déployé, ceux-ci ont le devoir et la contrainte de donner le sens et la sim- plicité à la musique. Cette simplicité s’incarne dans ces notes qui en remplacent cent autres, cette High Line que je compare à une vague déferlante, qui recouvre tout sur son passage. Je cherche à multiplier ces événements musicaux : développer un tempo événementiel extrêmement rapide, dans le cadre d’une pulsation lente ou modérée. Jouer ainsi sur la différence entre le temps et la durée.

Enfin, la rythmique se rapproche davantage de la prosodie du langage parlé que des rythmes utilisés couramment. L’objectif est esthétique ; mais il s’agit également de stimuler les centres du langage. Retrouver ainsi un système de communication proche de la parole chez le jeune enfant qui ne possède pas encore le langage. Je cherche à ne jamais oublier que la musique est un langage universel.

Robert Kaddouch 

Evocation de ma High Line

Osons une analogie. Buster Keaton apparaît à l’écran. Il ne fait rien : il est. Son visage est blanc, son regard fixe. Il porte sa canotière blanche et tient un plateau avec des verres et une bouteille à la main. C’est la première note. On comprend qu’elle ne doit rien au hasard, et ce qu’il a fallu de maîtrise et de précision pour la poser. C’est une note haute. Soudain, on dirait que son inertie le pousse et Buster part en déséquilibre. Il semble que tout ce qui est emporté va tomber sur le sol dans le désordre le plus complet. Keaton trouve pourtant miraculeusement un point d’équilibre. Il reste un instant comme suspendu, avant que le mouvement l’emporte à nouveau. Buster Keaton est en train d’évoluer sur la High Line. Bien sûr, il ne tombera pas, mais toute la tension vient de ce que la chute est possible, à n’importe quel instant.

Robert Kaddouch est un homme de l’altitude. Des côtes qui n’en finissent plus de monter vers des zones où l’oxygène devient rare. Sur les sommets aigus, le vertige n’est pas loin, la chute est toujours un risque, les gestes doivent être justes, le pas assuré. Cette High Line musicale est la clef de l’univers de Robert Kaddouch. Sur la crête, chaque note, chaque accord revêt une importance cruciale.

Cette High Line, Robert Kaddouch n’y évolue pas par hasard. Toute sa vie il l’a cherchée. C’est elle qu’il soupçonne tout juste, quand à 5 ou 6 ans il accompagne son père adoptif, Max, pianiste qui tourne avec son combo dans les beaux hôtels de Casablanca. Robert l’écoute depuis les coulisses. Ce sont plus tard ces accords de crête qu’il entend en rêve, des nuits durant. Il tente bien de les retrouver pour les transcrire au réveil, mais la matière des rêves est trop ouatée. Nuit après nuit, le rêve renouvelle la High Line, ajoute des méridiens, trace de nouvelles constellations, mais les partitions au matin restent vides. La quête de ces harmonies, délicates, fragiles, successions d’équilibres et de déséquilibres, a commencé. Les quêtes, comme on le sait, sont pour la plupart sans fin.
Alors Robert Kaddouch cherche. Il cherche dans les couloirs et les salles boisées du conservatoire de Tarbes. Il ne les y trouve pas mais, rien n’est inutile, il comprend mieux Mozart grâce à la fréquentation nocturne et inavouée de Bill Evans. Plus tard, il cherche encore dans les caves de Toulouse où il accompagne des jazzmen de passage. On apprend toujours, à jouer les notes des autres pour trouver celles qui nous sont propres.
L’improvisation est un sport de combat qui oblige à se frayer des chemins qui ne sont jamais offerts. Pour trouver sa voix, ses notes, sa High Line, il n’y a pas d’autre chemin possible que celui qui oblige à renoncer à toutes les imitations, oublier toutes les habitudes : les stéréotypes si bien intégrés que les jours où les doigts sont agiles, on leur prêterait même une forme d’originalité. Il faut tout effacer, repartir de la page blanche, faire comme si le clavier n’avait jamais été touché et comme si les cordes n’avaient jamais vibré.
A Tarbes, adolescent, il s’arrête souvent dans l’unique magasin de matériel Hi-Fi. Le propriétaire a l’amour du beau son et l’envie de faire découvrir les nouvelles directions musicales. Un jour de 1977, Robert a 19 ans, il lui fait écouter Vignette de Gary Peacock. Robert est emporté par la liberté de cette contrebasse, sa subtilité, ses silences même. Il sait dès lors que Gary Peacock provoque les résonnances qu’un pianiste ne peut que rêver entendre. Le rêve toujours, qui n’existe que pour qu’on le poursuive.
Chercher le meilleur pour être toujours à la hauteur de ses rêves. C’est pour cela que Robert Kaddouch, longtemps, se produit peu sur les scènes, et enregistre peu, sans cesser de travailler, parfois jusqu’à l’épuisement, à la recherche de crêtes musicales de plus en plus étroites. Quand les rêves se font pressants, il descend de ses montagnes : ce sont les projets, souvent en duo, avec Martial Solal, Daniel Humair, Jean-François Jenny-Clarck ou Chuck Israels.
Sa quête ne s’interrompt pas pour autant. Quand naît le projet de l’album avec Gary Peacock, Robert Kaddouch part à la recherche des harmonies qui les placeront tous les deux côte-à-côte sur la High Line, le long d’un fil où le déséquilibre sera sans cesse un risque et où deux options seulement seront possibles : monter, ensemble, dans la haute atmosphère et déployer ses ailes, celles de l’improvisation, ou tomber et s’écraser au sol.
Deux jours de rencontre dans les studios Avatar de New York. Deux jours de duo, dans le plein sens du terme. Robert Kaddouch ressent toute cette grâce vers laquelle sa quête l’a poussé. Alors ses doigts glissent sur le fil de la High Line, de touche en touche sur le clavier, pendant que ceux de Gary Peacock font vibrer l’air d’enchaînements inouïs.

Patrick Klein


Mon Jeu Transitionnel

Une autre approche de l’improvisation

Une pensée sonore qui repose sur un dispositif technique particulier

Dans l’improvisation, j’ai toujours tenté d’éviter les situations sonores dont on connaît l’issue d’avance ;
comme le disait Picasso : « Si l’on sait exactement ce qu’on va faire, à quoi bon le faire ? »
Pour y parvenir, il m’a fallu trouver des dispositifs qui obligent constamment l’improvisateur à produiredes situations inédites. La Transition est un entre-deux « borborygmique » qui mène à opérer des choix. J’utilise alors ce « chaos énergétique » comme impulsion dynamique, pour générer des suites inattendues, improbables. Dans ce cadre, le musicien, autant que l’auditeur sont maintenus dans un climat de tension ; en recherche d’une solution dont aucun n’a la clé. Ce cheminement continu et imprévisible génère du vocabulaire neuf. L’harmonie est le point clé de ce dispositif, elle génère l’ensemble des éléments du discours musical, autant le rythme que la mélodie ou la ponctuation cadentielle. Sa grande complexité liée au traitement des transitions (un à deux accords par temps), permet de maintenir une tension et une attention aux prévisibilités multiples… jusqu’à ce qu’un accord, une note, une attaque, viennent valider un choix de direction, un instantané de la transition qui reprend aussitôt son cours.
Cette posture authentique résout la question de l’expression juste. Si elle met l’artiste en danger,
c’est pour mieux l’aider à se dépasser, ce n’est pas un jeu, mais un enjeu humain

Voici cinq types de traitements temporels que j’utilise dans mes improvisations :

Ma gestion du temps musical

Le temps conduit


Tel un cheval au galop, le musicien contient et projette avec maîtrise, la dynamique constituée par l’interaction du tempo et de la rythmique associée aux fluctuations et croisement de la mélodie, aux mouvements harmoniques et aux modulations tonales. L’élan ainsi engagé demande de constituer une centrale inertielle mobile, seule capable de gérer cette énorme énergie cinétique, tels deux trains côte à côte avançant à la même vitesse. Par conséquent, la seule manière de rester maître de cet élan est de produire une énergie capable de se constituer synchrone avec le déroulement temporel vers l’avant.

Le temps suspendu


Sorte d’oasis temporel, le point d’orgue va permettre de se dégager de la contrainte d’une volonté engagée pour libérer d’autres flux d’idées, de perceptions et de sentiments.

Le temps démaillé


Tel une corde qui s’effiloche et se reforme à la manière des fils électriques que l’on suit des yeux quand le train est à vive allure, ce procédé de démaillage et de remaillage est un moyen d’élaborer une rythmique aussi précise que la qualité de posé d’un son. C’est une manière de faire vibrer les durées, de les concevoir sur le même plan que le timbre. Ce système peut s’élaborer dans un contexte conduit ou suspendu. Ainsi, aucun rythme ne ressemble à un autre.

Le temps combiné


Stravinsky est le maître de ses combinaisons polyrythmiques, de ces superpositions de débits temporels. Dans ce cas, les rythmes subissent des traitements verticaux (polyrythmiques) ou horizontaux (déphasage progressif et organisé, des motifs rythmiques).

Le temps lisse


En apesanteur, le discours n’est plus soumis à la gravité d’un tempo ni d’une métrique.

Tout cela, Martial l’a construit à partir de ce qu’il est vraiment. Rien n’est faux chez lui. On parle de recyclage neuronal à propos de la capacité d’utiliser un réseau de neurones affecté à une tâche pour réaliser une nouvelle tâche pour laquelle rien n’a encore été déployé. Et bien Martial a sublimé ses qualités et même ses défauts, qui plus est, pour opérationnaliser un dispositif d’une rare performance, je l’ai expliqué, dont on ne peut qu’apprécier les effets : sa merveilleuse musique !

Ma conception de la pulsation

J’ai élaboré mon traitement de la pulsation à partir de la réflexion pédagogique suivante :

Comment faire émerger le sens de la pulsation chez un tout-petit ? pour en savoir plus

Mon traitement mélodique et harmonique

En préparant une conférence que j’ai récemment donnée à l’auditorium Quad Garden de l’Université d’Oxford, sur le thème « Apprendre c’est créer, Créer s’est se transformer », j’ai élaboré les techniques qui me paraissaient être des plus performantes pour gérer un geste improvisé.

Les procédés d’une haute technique d’improvisation

Voici les 5 procédés que j’utilise pour gérer le flux harmonique :
Mutation
Bascule
Translation
Imbrication
Miroitement

Pour en savoir plus

Mon mode de gestion des structures

Pour ce qui est des structures, nommées ordinairement grilles harmoniques, j’ai créé une notation qui permet de résoudre les questions de transposition et de concevoir mentalement, une image de la structure. L’espace permet alors de déjouer les faiblesses de la chronologie qui représente une lourde charge cognitive pour la gestion de la mémoire. L’espace n’a pas besoin de mémoire et la « signature physiologique » d’une structure, ce qu’elle a d’évident, amène à un traitement en profondeur et non une balade colorative sur les accords. Pour en savoir plus