Jean-Hugues Barthélémy Dans Des mimes et des murs1, Robert Kaddouch est à la recherche d’une définition adéquate de ce qu’il nomme la « conductibilité », concept central de la théorisation à laquelle il s’essaie de sa pratique pédagogique. Les deux autres concepts centraux de cette théorie pédagogique naissante sont ceux-là mêmes qui figurent dans le titre de l’opuscule : les concepts de « mime » et de « mur ». Pourtant, un autre concept encore me semble donner la clé de cette entreprise nouvelle, parce que lui seul, au moment ultime où il se déploie, permet à l’auteur de fixer la notion complète de conductibilité à laquelle il aspirait au travers des nombreuses définitions qui ponctuent l’opuscule – comme autant de mises au point toujours révisables. Ce concept ultime et décisif est celui de l’ « évodique ».
Je me propose donc de dégager ici ce qui me semble constituer le devenir-théorique d’une pratique, et pour ce faire je procéderai en trois temps : – d’abord, je rappellerai tous les éléments de théorie pédagogique classique qui non seulement sont repris par Kaddouch, parce qu’ils représentent des acquis psychologiques incontournables, mais qui en outre sont magnifiquement appliqués par l’auteur dans les études de cas que son opuscule expose. Ces éléments si magistralement mis en œuvre par Kaddouch font de lui un très grand pédagogue sur le plan de la pratique ; – ensuite, je m’attacherai à suivre, pour l’analyser, la démarche réflexive par laquelle Kaddouch construit peu à peu un concept toujours plus complet de la conductibilité, en liant ce dernier aux deux concepts de mur et de mime par lesquels l’auteur résume sa pratique pédagogique en tant qu’art de la sollicitation implicite et indirecte ; – enfin, je tâcherai de montrer qu’avec les concepts – de plus en plus présents au terme de l’opuscule – d’équilibre instable, de fonctionnement qui se structure, d’ « individuation » et, finalement, de l’«évodique», Kaddouch ouvre une perspective qui, à certains égards, rappelle bien sûr la théorie plus générale de la « métastabilité individuante » élaborée par Gilbert Simondon, mais qui en réalité s’offre dans Des mimes et des murs comme une théorie de l’individualisation. A cette subtile différence près – qui n’est pas qu’une différence verbale -, la théorie pédagogique naissante de Kaddouch est bien de celles qui, comme chez Simondon, dépassent le domaine strictement pédagogique pour dire les conditions de la réalisation de soi – lesquelles doivent pouvoir s’appliquer à l’auteur lui-même en tant qu’il tente de communiquer-créer son concept de « conductibilité », c’est-à-dire de communication- création.
1 R. Kaddouch, Des mimes et des murs. Une nouvelle approche de l’enfant par la création (en collaboration avec Sébastien Miravète), Mont-de-Marsan, Gruppen éditions, 2012.
1. Une pédagogie de l’estime de soi
Tous les pédagogues confirmés savent que la condition affective centrale de tout apprentissage est, chez l’élève, l’estime de soi, souvent désignée à travers la notion de « confiance en soi ». En effet, c’est elle qui rend possible la curiosité, qui elle-même est le moteur décisif du développement intellectuel : se montrer curieux, c’est d’une part avouer que l’on ne sait pas2 et d’autre part ne pas craindre de s’ouvrir au monde, et cet aveu comme cette absence de crainte ne seraient pas possibles sans l’estime de soi. C’est pourquoi on peut mettre au compte des acquis psychologiques de la théorie pédagogique classique l’idée que l’apprentissage possède pour première condition une condition non pas intellectuelle mais affective : l’enseigné ne doit pas se dévaloriser s’il veut pouvoir investir son énergie dans l’apprentissage.
Cette dimension pour ainsi dire freudienne – parce que renvoyant aux conditions affectives de cette sublimation de la libido qu’est le désir de savoir – de la pédagogie classique fournit chez Kaddouch comme un leitmotiv pour sa pratique pédagogique, et ce leitmotiv pratique est, à terme, brièvement théorisé dans les lignes suivantes :
« Même paré de la meilleure intention, et de l’expression la plus bienveillante, on ne dit jamais à l’élève “cesse de faire ceci ou cela”, ou “tu vois bien que tu adoptes telle attitude réfractaire à la création”. On risquerait ainsi de paraître définitivement aux yeux de l’élève comme un miroir qui lui renvoie une image négative de lui-même, ce qui aurait pour effet de paralyser la conductibilité au lieu de la favoriser. Le mur se pratique discrètement, afin de ne pas heurter l’estime de soi, condition nécessaire de toute activité de création. Un organisme n’acceptera pas de se déstabiliser, d’aller vers l’incertain, s’il n’a pas une confiance suffisante en ses propres capacités d’appréhension de l’inconnu. Il faut donc veiller à proposer des murs implicites et mesurés, qui n’affectent pas l’amour propre de l’élève »3.
Sans entrer déjà dans l’analyse des deux concepts de « conductibilité » et de « mur » ici mobilisés, disons toutefois qu’à lire attentivement ces lignes on devine : – que la conductibilité aura à voir avec ce que l’auteur nomme l’ « activité de création », en tant qu’elle est intrinsèquement liée chez l’élève à l’audace de la communication dont il peut faire preuve, et qu’il s’agit de ne pas inhiber ; – qu’un mur est précisément cet outil pédagogique qui, sans bloquer cette audace de la communication, doit cependant la rediriger lorsqu’elle n’est pas au service de la création mais de la répétition stérile.
J’avais annoncé que le second temps de mon propos serait consacré à ces deux concepts comme à celui de « mime », en tant qu’ils théorisent une pédagogie de la sollicitation implicite et indirecte. Or, dans ce premier temps qui nous occupe il sera bon de faire remarquer que le passage cité ajoute pour sa part un troisième qualificatif pertinent : les murs doivent être « mesurés ». En effet, sans renvoyer à la notion de l’indirect, celle du « mesuré » ne redit pas non plus la notion de l’implicite, s’il est vrai que certains implicites – mimiques, attitudes en général – peuvent avoir un contenu méprisant et blessant, parce que justement
2 On pourra songer ici à ce qu’Aristote, philosophe de génie mais aussi grand pédagogue formé par Platon et précepteur d’Alexandre le Grand, écrivait aux premières pages de sa célèbre Métaphysique à propos de la capacité à s’étonner qui fait la marque des philosophes – gens dont l’estime intellectuelle de soi n’est pas à mettre en doute – et, plus généralement, de tous ceux qui avouent ne pas savoir et cherchent à savoir – la finalité propre au « savoir » philosophique étant selon Aristote de savoir pour savoir – : « C’est en effet, l’étonnement qui poussa, comme aujourd’hui, les premiers penseurs aux spéculations philosophiques. […] Or, apercevoir une difficulté et s’étonner, c’est reconnaître sa propre ignorance » (Livre A, 2 ; traduction Tricot, Paris, Vrin, 1986, p. 17).
3 Des mimes et des murs, op. cit., pp. 69-70.
contraire à la mesure. Il ne suffit donc pas de pratiquer une pédagogie de l’indirect et de l’implicite, il faut encore que le contenu de ces derniers soit mesuré.
Bien sûr, on pourrait rétorquer à l’auteur que de toute façon l’estime de soi se construit très tôt dans l’existence, de sorte qu’avec des élèves plus grands, et qui ne manifestent aucune faiblesse particulière sur le plan affectif, il n’est nul besoin de prendre autant de précautions. Or, sans se faire à lui-même cette objection ni donc y répondre, Kaddouch tient un propos qui nous livre pourtant une réponse possible :
« Je tiens à ajouter qu’il ne s’agit nullement de psychanalyser ses élèves. En aucun cas l’enseignant n’a à dresser un diagnostic extérieur au cadre pédagogique, ou pire à conseiller les parents, à leur indiquer comme un clinicien averti les barrières inconscientes ou non que rencontre l’élève dans son épanouissement. […] Evitons de dresser des portraits types de nos élèves qui les enfermeraient définitivement dans tel ou tel fonctionnement »4.
Si ce propos répond manifestement à une problématique autre que l’objection par moi évoquée, il permet toutefois de construire une réponse à cette objection. En effet, de même que l’on ne doit pas diagnostiquer des barrières inconscientes, de même et réciproquement l’on ne doit pas préjuger de la solidité affective de l’élève, quel que soit son âge. C’est pourquoi Kaddouch a raison de plaider pour la mesure. Nous allons voir que, plus généralement, sa pédagogie repose sur l’idée du « juste milieu ».
Cette pédagogie du juste milieu qu’est la pédagogie de l’estime de soi s’exprime par exemple dans cette phase précoce de la première des deux études de cas exposées par l’auteur, lorsqu’au lieu de montrer à son élève Pierre comment jouer le générique de sa série télévisée préférée – ce qui enfermerait Pierre dans une pure imitation, alors que cet élève possède l’oreille absolue le rendant capable de retrouver par lui-même la mélodie – Kaddouch se met « à exécuter des mélodies qui ressemblent à la sienne, comme si je cherchais à la retrouver, comme si je lui demandais en langage musical “est-ce que je m’en rapproche ?”. Pierre va alors me venir en aide ».5 Rien de tel, évidemment, qu’un enseignant qui a besoin de son élève, dès lors que l’enseignant n’est pas censé savoir immédiatement de quelle mélodie il s’agit – dans le cas contraire, l’élève pourrait deviner que l’enseignant feint de chercher.
Elle est également, on le voit, une pédagogie du faire et non du dire, parce que le faire est déjà en réalité un dire, et que le juste milieu consiste à éviter non seulement l’enfermement dans le mimétisme de l’action déjà réalisée, mais aussi et inversement la simple injonction verbale facilement paralysante : « tu n’as qu’à la jouer au piano »6. Entre ces deux extrêmes, donc, se tient le faire indirect qui met l’élève sur la voie sans pour autant lui livrer la chose parfaitement réalisée. Kaddouch ajoute que la paralysie liée à l’injonction verbale, elle, serait d’autant plus probable que Pierre est autiste. Mais dans la mesure où la théorisation pédagogique naissante de l’auteur est proposée à tous les pédagogues, cette particularité de l’étude de cas ne doit pas nous arrêter – elle le doit d’autant moins que, Pierre possédant pour sa part l’oreille absolue, il n’est pas à tous égards davantage concerné que d’autres par le problème de la confiance en soi pour retrouver par soi-même la mélodie recherchée7.
Enfin, le juste milieu est aussi présent dans le mixte de création et de répétition que constitue l’ingénieux rituel marquant la fin de chaque séance : reprendre toujours la même chanson, « dont on modifie le contenu en fonction de ce que l’on a appris. […] Cette approche
4 Ibid., p. 58. 5 Ibid., pp. 10-11. 6 Ibid, p. 10. 7 Le fait que Pierre « tente de produire du premier coup la mélodie du générique » et, face à son échec, juge cela « trop difficile » (Ibid., p. 11) n’invalide pas mon propos, car la possession de l’oreille absolue reste un avantage qui met en confiance, quelle que soit par ailleurs l’obsession de perfection immédiate se rattachant à la personnalité de Pierre.
constitue une solution efficace pour travailler avec des élèves qui appréhendent le changement »8. Ici encore, le juste milieu possède bien sûr une fonction affective de sécurisation – par un renvoi à un « cadre familier » -, mais le mixte de création et de répétition est aussi un juste milieu intellectuellement efficace : il permet, après chaque acquisition nouvelle, de « consolider cette acquisition »9. Parce que toutefois la question de la création est justement celle par laquelle la théorie pédagogique de la « conductibilité » entend revisiter10 la question de l’apprentissage, il nous faut aborder désormais ce qui, dans cette notion de conductibilité comme dans l’interface « mur/mime », prolonge la pédagogie de l’estime de soi – qui ne concernait que les conditions affectives de l’apprendre – par une pédagogie cette fois nouvelle des modalités mais aussi des finalités mêmes de l’apprentissage.
2. Une pédagogie par les « murs » et les « mimes »
Si la pédagogie de Kaddouch est une pédagogie de la sollicitation implicite et indirecte, ainsi que je l’avais annoncé à propos de ce second temps de mon propos, ce n’est pas seulement parce que l’implicite et l’indirect s’associaient plus haut au « mesuré » pour éviter de nuire à l’estime de soi de l’élève, c’est aussi parce que le but affiché d’une telle pédagogie de la « conductibilité » est de rendre l’élève créatif : de même que les « murs » seront implicites pour rediriger l’audace de la communication sans la bloquer – telle était la caractérisation anticipatrice que j’en proposai dans le premier temps du propos -, de même les « mimes » seront indirects afin de ne pas installer l’élève dans un pur mimétisme contraire à toute créativité. Le couple «mur/mime» est ainsi, par son association au couple « implicite/indirect », ce qui nous fait passer de la problématique affective de l’estime de soi à la problématique globale de la réalisation de soi dans la création. Mais avant d’en venir à la question à vrai dire ultime de la réalisation de soi, qui nous occupera dans le troisième et dernier temps du propos, précisons ces notions de « mur » et de « mime » qui font l’originalité de la pédagogie de la « conductibilité », concept qui sera par là lui-même précisé.
Kaddouch écrit que « tout mime authentique contient un mur pour des postures d’imitation »11. Cette formule au premier abord énigmatique, mais qui a l’avantage d’être synthétique, signifie que : a/ les murs, ainsi qu’on l’a déjà entrevu, se définissent comme « des obstacles qui inhibent une posture répétitive »12. Ils servent ainsi, avais-je noté par anticipation, à rediriger l’action de communication de l’élève – sans pour autant la bloquer – lorsqu’elle n’est pas au service de la création mais de la répétition stérile ;
b/ le mime, tel le fait de jouer des mélodies proches de celle recherchée par l’élève – c’était l’exemple du générique de série télévisée -, se définit en tant que tel comme « un miroir des conditions de l’action et non une étude de celles-ci. Il les réfléchit sans nous extérioriser de l’action en jeu »13. Le mime, s’il n’est pas un discours réflexif et extériorisant mais bien une action, consiste cependant en une action qui, parce qu’elle ne donne pas à voir exactement ce qu’il faut faire, suscite chez l’élève une réflexion sur ce qu’il doit faire :
8 Des mimes et des murs, op. cit., p. 21. 9 Ibid. 10 Rappelons le sous-titre de l’opuscule de Kaddouch : « Une nouvelle approche de l’enfant par la création ». Un second sous-titre entend enfoncer le clou : « Deux études de cas pour une autre pédagogie ». 11 Des mimes et des murs, op. cit., p. 36. 12 Ibid., p. 28. 13 Ibid., p. 71.
« Grâce au mime, l’élève se voit faire à travers ce que fait l’enseignant (posture dialogique). Et cette image de sa propre posture dans celle d’un autre a pour spécificité d’être une image réflexive et incitative. Elle détache du faire pur, afin d’être un faire conscient de ce qu’il fait. Elle l’invite ainsi à une action réfléchie, car elle est déjà en elle-même une action naissante. Elle n’arrête pas l’action pour la contempler, l’examiner de l’extérieur. Se donner à voir soi-même dans la posture d’un tiers offre la possibilité de se voir agir sans cesser d’agir. Cette décentration confère à un organisme la faculté de rester intérieur à son geste, à son problème, à sa résolution, tout en demeurant lucide sur le contenu de son action »14.
Il est ainsi possible de résumer les points a/ et b/ en disant que « le mur bloque une posture répétitive en présentant une situation-problème inédite. Le mime esquisse une posture apte à résoudre ce problème inédit. C’est ainsi du moins que je conçois l’accompagnement pédagogique »15 ;
c/ Or – et c’était là le sens de la formule énigmatique et synthétique plus haut citée -, parce que le mime ne propose donc pas une action parfaite à imiter, il inclut en réalité en lui le mur en tant qu’élément inhibant les postures d’imitation. Le mime n’est donc pas un modèle à reproduire, mais un faux modèle permettant à la fois de bloquer les tentations de répétition stérile et de solliciter la créativité : « Je mime toujours des faux-modèles, c’est-à-dire des modèles qu’on ne peut recopier et qui pourtant transmettent de quelle façon procéder »16.
La « conductibilité » sera bien sûr cette créativité, mais – et cela aussi fut annoncé – en tant qu’elle est indissociable de la communication. L’opuscule de Kaddouch s’ouvre sur ce point décisif :
« Le moteur de ma pratique pédagogique est la conductibilité. Cette faculté humaine revient à communiquer par la création. En ce sens, la conductibilité ne constitue pas seulement la possibilité d’inventer une solution dans une situation-problème inédite. Elle ne se réduit pas à l’innovation. Elle permet de partager sa sensibilité, et de devenir réceptif à la sensibilité d’autrui. En résumé, création et communication demeurent les deux dimensions fondamentales de la conductibilité »17.
Je ne m’arrêterai pas sur le vocabulaire, très présent dans le propos de l’auteur, de la « situation-problème », car lorsque Kaddouch écrit qu’il ne faut pas confondre « une situation problème inédite et une situation-problème nouvelle » en ajoutant que la seconde « est tout autant une situation-problème stéréotypée qu’une situation-problème modèle dans laquelle nous connaissons non seulement la réponse à l’avance, mais aussi l’énoncé »18, je ne suis pas certain que l’expression « situation-problème nouvelle » soit la meilleure pour exprimer sa pensée en tant qu’elle peut se justifier. Je veux seulement insister ici sur le lien entre créativité et communication par lequel la pédagogie de Kaddouch transcendera les finalités de la pédagogie classique comprise comme art de transmettre des savoir-faire et des savoirs.
Mais avant d’en venir à ce lien proprement dit et aux conséquences qui seront les siennes dans le troisième et dernier temps de mon propos, je conclurai le présent second temps en faisant remarquer qu’en elle-même l’idée de créativité est déjà une finalité tout à fait originale, parce qu’elle représente un défi. Or, la réflexion de Kaddouch nous permet de comprendre que ce défi a été mésinterprété et, de ce fait, jugé impossible à relever. En effet,
14 Ibid., p. 70. 15 Ibid., p. 34 (souligné par l’auteur). 16 Ibid., p. 36 (souligné par l’auteur) 17 Ibid., p. 7 (souligné par l’auteur). 18 Ibid., pp. 44-45 (souligné par l’auteur).
c’est parce qu’on a confondu créativité et génie que l’on a jugé que la créativité ne pouvait se solliciter par une quelconque pédagogie :
« On confond généralement la créativité commune et la créativité exceptionnelle, celle qui revisite des structures de représentation pour toute une époque et non plus seulement pour un individu. C’est pourquoi l’on en vient à croire que la créativité n’a nullement besoin d’être sollicitée puisqu’elle n’apparaîtrait pas chez tous. Elle surgirait chez les rares élus appelés pour une raison inconnue à la postérité. Pourtant, et c’est ma conviction, tout le monde a déjà été et peut encore être créatif »19.
Si pourtant, malgré cette différence entre la créativité et le génie comme « talent inné »20, il y a bien défi – certes relevable, cette fois – à vouloir solliciter la créativité, c’est parce que cette dernière, si elle n’est pas innée, n’est pas pour autant acquise, étant les deux à la fois, de sorte que solliciter la créativité ne sera pas la déclencher :
« La créativité n’est pas une structure innée ou acquise : elle est les deux à la fois. C’est un type de fonctionnement de l’organisme. Aussi, il ne sert strictement à rien de chercher à déclencher la créativité des élèves. Une création ne se cause pas. C’est un mouvement volontaire qu’aucun enseignant ne peut produire ou même susciter chez l’élève. A proprement parler, l’enseignant n’a aucun effet direct sur une posture créative. Son action se limite à agir sur l’environnement auditif ou physique de l’élève (horloge, élimination des modèles, etc.) car la posture créative réapparaît systématiquement lorsque cet environnement la requiert. Le plus important demeure donc la situation dans laquelle on place l’élève »21.
L’exemple de l’horloge donné ici entre parenthèses est un renvoi à ce moment tout à fait initial de la première étude de cas, lorsque Kaddouch avait volontairement évité de mettre à l’heure d’été l’horloge placée sur le piano où lui et son élève Pierre s’installaient pour la séance : cette « rupture constructive » avait « pour finalité de susciter un étonnement »22. Nous connaissons déjà la suite, qui fut exposée dans le premier temps de mon propos afin d’illustrer ce que j’avais nommé la « pédagogie du juste milieu »: souhaitant que Pierre trouve la manière de jouer le générique de sa série télévisée préférée, Kaddouch joue lui-même des mélodies qui en sont proches – action dont il a été également dit qu’elle illustrait la notion de « mime ». Le maillon manquant entre la découverte initiale de l’horloge non réglée et la recherche du générique réside alors dans la spontanéité déjà potentiellement créative de Pierre, qui après s’être étonné signale à Kaddouch que l’heure indiquée par l’horloge est celle à laquelle il regarde sa série. Kaddouch écrit avoir fait ici « un pari, mais un pari sans risque »23, la rupture constructive étant telle qu’elle favorise la spontanéité sans créer de l’insécurité.
3. « Deviens ce que tu es » : de la créativité à la réalisation de soi
19 Ibid., p. 29. Cette réflexion s’annonçait à vrai dire déjà dans le passage précoce suivant : « Dans une perspective éducative, il serait en effet regrettable d’assimiler la création, telle que la pratiquent des artistes amateurs ou professionnels, à la conductibilité. Une telle confusion conduirait à ne percevoir la créativité que dans des œuvres nouvelles par rapport à un contexte historique et social donné. Autrement dit, cela reviendrait, en raison d’un préjugé regrettable, à s’interdire de développer l’imagination des élèves, à restreindre l’enseignement à la transmission d’un savoir préformé que l’élève pourra ensuite rénover, s’il en a le talent ou le génie, tout en ayant endormi durant des années sa capacité à créer » (Ibid., pp. 11-12).
20 Telle était, on le sait, la formule de Kant dans sa Critique de la faculté de juger. 21 Des mimes et des murs, op. cit., p. 29. 22 Ibid., p. 9 (souligné par l’auteur). 23 Ibid.
J’avais annoncé que le lien entre créativité et communication au sein de la définition donnée plus haut de la conductibilité est celui par lequel la pédagogie de Kaddouch transcende les finalités de la pédagogie classique comprise comme art de transmettre des savoir-faire et des savoirs. Déjà l’idée de créativité est, avons-nous vu, une finalité originale car le plus souvent expulsée de la pédagogie en raison de la confusion – dénoncée par Kaddouch – entre « créativité commune » et « créativité exceptionnelle ». Or, le lien entre créativité et communication va nous porter encore plus loin. On peut désormais en venir à ce lien, qui nous conduira finalement à l’idée de réalisation de soi, et donc à la dimension pour ainsi dire existentielle de la théorie pédagogique de Kaddouch.
D’abord, la conductibilité s’affirme bien explicitement comme la finalité de la pédagogie de Kaddouch : « le but ultime de ma pédagogie est d’éveiller la conductibilité de chacun »24. Or, c’est précisément le lien consubstantiel entre créativité et communication qui va s’expliciter progressivement au fil des définitions successives que l’auteur donne de la conductibilité. Sa définition initiale affirmait certes ce lien, mais Kaddouch ne produira que lentement, et comme par retouches et compléments, la pleine explicitation de la signification d’un tel lien. Il écrivait plus haut, mais sans encore s’y arrêter, que la conductibilité, loin de n’être qu’ « invention d’une solution dans une situation-problème inédite », « permet de partager sa sensibilité, et de devenir réceptif à la sensibilité d’autrui ». Voilà ce qui fera l’objet de réflexions répétées, et de plus en plus approfondies, au fil de l’opuscule.
Ainsi Kaddouch ouvre-t-il sa seconde étude de cas sur ces mots :
« La conductibilité, la communication par la création, est le centre de toutes mes préoccupations pédagogiques. Mon objectif est de l’encourager chez chacun de mes élèves. Ce but ne s’atteint pas sans une interrogation continue sur ce qu’est la conductibilité et sur les dispositifs à mettre en place pour la susciter. […] Pierre soulève la question de la faculté de créer et de se décentrer (saisir la pensée d’autrui dans ce qu’elle a d’étranger avec la sienne). Théodore m’interpelle sur la problématique de l’expression de la sensibilité propre à chacun, sur la relation entre la création et l’individuation, en d’autres termes sur la possibilité pour chaque élève de créer en fonction de ce qui l’intéresse véritablement »25.
Ce passage place la réceptivité à la sensibilité d’autrui – par le « décentrement » dont Pierre, autiste comme on le sait, n’est guère capable – du côté de « faculté de créer » et donc de la créativité, par différence avec l’ « expression de la sensibilité propre à chacun », qui relève de la communication et qui serait le problème de Théodore, enfant «à haut potentiel »26. Pourtant les mêmes pages affirment que « si Pierre symbolise celui qui serait au premier abord incapable de communiquer ou de créer, autrement dit de conduire, Théodore représente au contraire celui qui serait déjà apte à transmettre ses créations et à être attentif à celles des autres. Apprendre à conduire apparaît impossible chez Pierre, inutile chez Théodore»27. Cette fois, la réceptivité de chacun à la sensibilité d’autrui est liée à l’expression de sa propre sensibilité, de même que la créativité et la communication sont réellement liées l’une à l’autre et toutes deux en difficulté chez Pierre, ainsi incapable de « conduire » parce que dépourvu de conductibilité.
Comment comprendre ce glissement ? En faisant appel à cette « relation entre création et individuation » sur laquelle s’achevait le premier des deux passages cités : si Théodore semble déjà « apte à transmettre ses créations et à être attentif à celles des autres » – comme
24 Ibid., p. 12. 25 Ibid., pp. 39-40. 26 Ibid., p. 41. 27 Ibid., pp. 40-41 (« conduire » est souligné par l’auteur ; les autres mots en italiques sont soulignés par moi).
l’affirme le second passage cité -, il reste qu’il ne sait pas encore « ce qui l’intéresse véritablement » – pour reprendre l’expression qui clôt le premier passage. En d’autres termes, pour résoudre le paradoxe ou la tension résidant entre les deux passages, il faut en réalité : – distinguer entre « communiquer » et « exprimer sa propre sensibilité » – c’est cette distinction qui va s’affirmer de plus en plus dans le texte de Kaddouch – ;
– comprendre que l’indissociabilité entre communiquer et créer n’existera vraiment que dans cet accès à la conscience de soi de la « sensibilité propre » ; – assumer alors cette conséquence : la « conductibilité » est plus que la « communication par la création » dont parlait encore l’entame de la seconde étude de cas, car elle est en fait la réalisation de soi dont l’auteur commence déjà en ces lignes d’annoncer qu’elle réside dans une « individuation ».
On aura compris que le terme « individuation » signifie en réalité ici « individualisation », en tant qu’accès de chacun à sa singularité propre, indissociablement créative et communicative : – d’une part l’ « individuation » n’y est pas la simple genèse, contrairement à ce qu’elle est chez Gilbert Simondon, qui pour sa part réserve la notion d’ « individualisation » à ce processus de différenciation singularisante que Kaddouch nomme « individuation » ; – d’autre part, Kaddouch semble penser que la « sensibilité propre » serait donnée, et que la différenciation singularisante résiderait dans une prise de conscience de « ce qui nous intéresse véritablement » plutôt que dans un processus de transformation ou de sculpture de la sensibilité profonde : « La conductibilité exige de pouvoir poursuivre ses fins, et non de se perdre dans de multiples fins, directions, qui ne nous correspondent pas et gaspillent nos forces »28.
En cela, Kaddouch me semble assez proche de la formule de Pindare, reprise par Nietzsche : « Deviens ce que tu es », magnifique paradoxe disant un devenir qui ne repose que sur une prise de conscience de ce que l’on était déjà tout au fond de soi-même. Et le penseur de cette « individuation » qui n’est en fait qu’une individualisation différenciatrice par accès à sa personnalité profonde, c’est bien sûr Carl Gustav Jung, pour qui « individuation » désigne en effet l’accès à ce qu’il nomme le « Soi ».
On pourra aussi voir chez Kaddouch des accents bergsoniens, que d’autres que moi exploreront à n’en pas douter. Simondon lui-même, dont Kaddouch se rapproche en plusieurs endroits, héritait de Bergson29. Précisons les concepts par lesquels se tisse le lien de Kaddouch à Simondon, par-delà le « faux ami » de l’ « individuation » :
– le concept de fonctionnement qui se structure, par différence avec la structure qui fonctionne. Simondon distinguait entre structure et opération, soutenant que seule la seconde permet de penser la genèse de la première : Kaddouch envisage pour sa part la conductibilité comme la construction, sur la base de structures qui fonctionnent – comportement répétitif -, d’un fonctionnement qui se structure et rend créatif ;
– le concept d’ « équilibration » comme « activité dynamique, un ordre fait de déstabilisation et de restabilisation constante, et non une stabilité établie une bonne fois pour toutes »30. Simondon parlait pour sa part de « métastabilité », c’est-à-dire d’un équilibre où les potentiels pour un devenir ne sont pas épuisés mais au contraire agissent et font de cet équilibre autre chose que la simple stabilité figée – le concept d’instabilité ne convenant pas non plus dès lors qu’on y voit autre chose qu’une condition de genèse31.
28 Ibid., p. 52 (je souligne). 29 Sur le lien fondamental de Simondon à Bergson, voir mon Simondon, Paris, Les Belles Lettres, 2014, et déjà mon Penser l’individuation, Paris, L’Harmattan, 2005. 30 Ibid., p. 67. 31 Sur tout ceci, voir Gilbert Simondon, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Grenoble, éditions Jérôme Millon, 2005 (réédition 2013).
Parvenu au terme de son propos, Kaddouch articule alors sa notion d’individuation avec celle de ce qu’il nomme l’ « évodique », terme dont je n’ai pas trouvé la trace ailleurs que dans son texte et qu’il définit comme suit :
« L’évodique, c’est ce que nous voulons et qui n’existe pas en dehors des actes où nous réalisons effectivement ce que nous voulons. C’est pourquoi l’évodique est un cheminement, une répétition créative, une suite d’actes concrets, et non une entité mystérieuse dissimulée au fin fond de je ne sais quel tiroir de l’organisme. Théodore la pressent dans les actes qui lui ressemblent, mais surtout dans ceux qui ne lui ressemblent pas, comme si quelque chose en lui le renseignait lorsqu’il s’égare sans pour autant lui indiquer la bonne direction. Loin de cheminer sereinement le long d’un chemin qu’il désire arpenter, il suit des chemins divers, multiplie les impasses les détours. Il se cherche au lieu de s’épanouir. L’enseignant doit donc veiller à deviner l’évodique de chaque élève s’il souhaite éviter de les disperser, de les mener vers des activités impersonnelles. […] La conductibilité sera donc la capacité à discerner, équilibrer et produire des zones de réussite, dans le but de communiquer à soi et aux autres son évodique, de devenir réceptif à l’évodique des autres, et même de les concilier amicalement »32.
Ces lignes tout à fait ultimes dans l’opuscule nous font comprendre encore deux ou trois choses :
– la définition complète de la conductibilité – celle-là même que proposent ici les toutes dernières lignes, après tant d’autres définitions toujours provisoires – ne serait pas possible sans une intégration de la notion de l’évodique, qui est en cela décisive ; – il existe une tension non résolue – et gageons que l’auteur pourra la résoudre – à l’intérieur des propos de Kaddouch, car « ce que nous voulons » est et n’est pas inscrit au fond de soi. Je disais plus haut que le texte de Kaddouch semblait indiquer que la sensibilité profonde est donnée, et qu’il s’agit de mener l’élève vers « ce qui l’intéresse véritablement ». Bien sûr, certains éléments du passage cité iraient encore dans ce sens, comme c’est également le cas de ce que l’auteur, un peu en amont dans son texte, disait de son élève Théodore : « Se construire, s’épanouir, ne consiste pas pour lui à agencer des éléments personnels et inédits au fur et à mesure qu’il en croiserait, mais à dénicher ce qui dans son activité manifeste ce qu’il veut vraiment »33. Mais ici, dans les lignes ultimes de l’opuscule, on doit bien reconnaître que l’ambiguïté règne, si d’un autre côté Kaddouch tient à prévenir une confusion et le fait avec virulence : l’évodique « n’existe pas en dehors des actes » et se définit donc comme « une suite d’actes concrets, et non une entité mystérieuse dissimulée au fin fond de je ne sais quel tiroir de l’organisme ». Doit-on alors dire que nous ne voulons pas encore ce que pourtant nous « voulons vraiment » ? Ce paradoxe final pourrait peut-être se résoudre en exploitant la remarque jetée au passage par Kaddouch, bien plus haut dans son texte : « Rien ne prouve que nous désirions vraiment ce que nous prétendons désirer. La seule preuve effective est l’énergie efficace ou non que nous dépensons à réaliser notre objectif et qu’un tiers ne pourra que constater »34. Il s’agirait en fait de prendre conscience de ce que nous « voulons vraiment», mais sans que cette volonté profonde préexiste entièrement à la prise de conscience que l’on en a ;
– l’évodique de Kaddouch lui-même serait alors de communiquer-créer cette théorie réflexive de la conductibilité jusqu’à résoudre entièrement les paradoxes liés au défi qu’elle représente, mais qui est aussi une force : celle d’une théorie capable de s’appliquer à celui qui l’énonce.
32 Des mimes et des murs, op. cit., pp. 77-78. 33 Ibid., p. 76. 34 Ibid., p. 42.